Leur vie s’est arrêtée à Tskaltubo

27 janvier 2020  |  dans International

Une vieille habitante du sanatorium Megobroba, construit entre 1937 et 1940. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Une vieille habitante du sanatorium Megobroba, construit entre 1937 et 1940. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Fuyant le conflit d’Abkhazie en 1992, des milliers de Géorgiens ont été relogés à Tskaltubo dans d’anciens sanatoriums abandonnés de l’ère soviétique. Une situation temporaire… qui dure depuis plus de vingt-cinq ans. Un avenir en attente, entre l’espoir impossible du retour et la difficulté de démarrer une nouvelle existence.

Le crachotement du moteur d’une vieille Volga russe, qui fait le tour du rond-point central et de son monument soviétique, dérange à peine la tranquillité de Tskaltubo. En cette fin de saison touristique, la petite station thermale de l’ouest de la Géorgie semble endormie. Les derniers touristes profitent du seul bain encore en activité, et le parking de l’imposant Plaza Hotel s’est vidé. Sur les hauteurs de la bourgade, un autre établissement attire l’attention par sa devanture majestueuse, une arche-verrière de 10 mètres de haut qui filtre la lumière de l’après-midi : le sanatorium Metalurgi. Leila, 66 ans, y sort de sa chambre et s’engouffre dans un dédale de couloirs sombres aux parquets arrachés. Les portes d’ascenseur Art déco sont murées. Sous le dôme central d’où un lustre monumental manque de se décrocher, seuls les piliers en marbre ont conservé leur vigueur. D’un pas sûr, Leila retrouve la lumière du jour d’une terrasse gigantesque surplombée d’arcades pour y étendre son linge. Ce palais décati est son quotidien depuis vingt-six ans. La petite femme aux traits durs et au regard sombre fait partie d’une des 120 familles qui occupent le bâtiment. Ce sont les réfugiés de la guerre d’Abkhazie qui a déchiré la Géorgie au début des années 1990.

A la chute de l’Union soviétique, la jeune république géorgienne fait face à une grande instabilité et à la sécession de deux régions autonomes, l’Ossétie du Sud à l’est et l’Abkhazie à l’ouest, toutes deux frontalières de la Russie. Au terme d’une terrible guerre fratricide, d’août 1992 à septembre 1993, contre les séparatistes abkhazes soutenus par les Russes, l’armée géorgienne doit battre en retraite. La population d’Abkhazie, qui jusque-là vivait sans conflit avec ses voisins, fuit. Plus de 200 000 personnes tentent d’échapper aux violences et aux bombardements. Leila était parmi elles. Lorsqu’elle évoque la guerre, elle ne pleure pas mais sa voix étouffée la trahit. Son fils de 18 ans ainsi que sa sœur et ses nièces avaient été arrêtés par les séparatistes. « Grâce à des relations, j’ai pu les faire libérer. Un miracle. Mais il fallait partir. Je savais ce qu’il pouvait nous arriver », soupire-t-elle. Leila fait référence aux multiples exactions qui ont marqué le conflit (dans les deux camps) : des hommes ont été pendus, mutilés, les cadavres exposés dans les rues, des femmes torturées, violées. Leila laisse alors son mari qui combat les séparatistes, et fuit avec ses enfants vers l’est. Il parviendra à la rejoindre plus tard, blessé au bras. Beaucoup n’ont pas eu leur « chance ». La guerre a fait plus de 25 000 morts, dont un grand nombre parmi ceux qui fuyaient, transis de froid dans les montagnes du Caucase ou abattus par les snipers.Dans l’urgence, les déplacés d’Abkhazie ont dû être relogés. C’est ainsi que Tskaltubo, à 15 kilomètres de Koutaïssi, la deuxième ville du pays, est devenu le point de chute de plus de 8 000 d’entre eux. La petite ville comptait une vingtaine de sanatoriums, hôtels et centres de soins, ainsi que des bains. Ses eaux curatives, légèrement radioactives en raison de leur teneur en carbonate de radon, avaient rendu Tskaltubo célèbre dans toute l’Union soviétique.

Le sanatorium Tbilisi, construit en 1951, abrite toujours des familles de deplaces d'Abkhazie depuis 25 ans. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Le sanatorium Tbilisi, construit en 1951, abrite toujours des familles de deplaces d’Abkhazie depuis 25 ans. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 

La station accueillait des célébrités en ses spas : Staline, Eltsine, Nasser…

Dans la doctrine socialiste, un travailleur productif se doit d’être en bonne santé. Ainsi, dès 1922, Lénine avait fait entériner un programme de congés de deux semaines par an, avec l’obligation de se reposer dans ces spas. Un séjour payé ou en partie financé par les syndicats. Ainsi, Tskaltubo accueillait chaque année des centaines de milliers de travailleurs et de dignitaires. Cinq trains par jour reliaient la station à Moscou. Staline lui-même, géorgien de naissance, y avait sa datcha et son bain privé, et les registres des hôtels témoignent des personnalités y ayant séjourné. De Beria à Eltsine en passant par le président égyptien Nasser. Mais, dans les derniers temps de l’Union soviétique, l’activité avait cessé et les spas furent progressivement abandonnés.

A l’arrivée de Leila, le Metalurgi avait conservé sa splendeur. Construit en 1957, l’immense sanatorium de quatre étages, modèle de néoclassicisme stalinien, était considéré comme un des plus luxueux et accueillait les hauts dignitaires soviétiques et les membres du Syndicat de la métallurgie, propriétaire de l’édifice. « Tskaltubo était un paradis, décrit Leila, qui avait séjourné dans la station avant la guerre. Rien à voir avec maintenant. » Leila et sa famille se sont vu attribuer une chambre d’à peine 20 mètres carrés dans laquelle ils vivront à cinq pendant vingt ans. « On a payé le prix d’une guerre pour ce luxe », lance-t-elle ironiquement. L’immeuble, non entretenu, s’est vite dégradé et les coupures d’eau et d’électricité sont devenues quotidiennes, forçant les habitants à bricoler eux-mêmes les installations. La vie en Abkhazie semble loin : « J’avais une belle maison avec un potager et des mandarines dans la plus belle région de Géorgie. Elle a été brûlée pendant la guerre. On avait du travail et un bon salaire. » Ni elle ni son mari, tous deux chefs d’équipe dans une fabrique de thé, n’ont retrouvé d’emploi. « Au moins ici on n’entend plus les bruits des bombes et des fusils », lance-t-elle. Elle fronce les sourcils, amère : « J’ai du diabète et un glaucome, les médicaments coûtent très cher. » Impossible de se les payer avec la retraite de 180 laris (60 euros) qui lui est allouée en plus des 45 laris (15 euros) d’aide aux réfugiés. Leila est en colère contre le gouvernement géorgien : « Ils font plein de promesses, mais sans résultats. »

Genadi, 45 ans, traverse le sanatorium Metalurgi en allant travailler. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Genadi, 45 ans, traverse le sanatorium Metalurgi en allant travailler. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 
Depuis une dizaine d’années pourtant, les réfugiés se voient proposer des logements neufs, mais le processus est lent : il y a cinq ans la famille de Leila a ainsi pu récupérer une autre pièce dans le sanatorium, libérée par des voisins qui ont été relogés. Si cela prend autant de temps, c’est que la Géorgie a dû gérer un autre afflux de réfugiés en 2008, suite à un nouveau conflit en Ossétie du Sud, et au manque de moyens. Le gouvernement a mis récemment en place un système à points pour ces « déplacés internes », terme administratif désignant les réfugiés dans leur propre pays. Les familles sont relogées selon leur situation sociale et économique, les plus défavorisées étant prioritaires. Elles doivent elles-mêmes en faire la demande. Leila, lassée, n’y croit pas vraiment, mais sa famille a quand même déposé un dossier : « Je suis fatiguée d’espérer, et fatiguée des problèmes quotidiens. On est passés par des périodes si difficiles ces vingt-cinq dernières années, que je ne veux plus y penser, même aux moments heureux. » Leila, perdue entre ses souvenirs et un présent qui ne lui laisse pas d’espoir, mène une vie résignée.

C’est autour du parc central qui abrite les bains et thermes de Tskaltubo que les sanatoriums ont été édifiés. Parmi la vingtaine de bâtiments, une dizaine restent occupés par près de 6 000 déplacés. Eka Bolokadze, 36 ans, revient d’un stage de formation. Comme pour la majorité des réfugiés, le souci de la jeune femme est de trouver un travail qui lui permettrait de quitter l’Aia, le sanatorium où elle vit avec ses parents depuis vingt-six ans. Les habitants le surnomment le Titanic pour sa forme avant-gardiste de paquebot. Aujourd’hui, il semble avoir coulé. Il y avait ici un casino rutilant, une salle de spectacle : difficile de l’imaginer en contemplant le béton éclaté et les canalisations qui fuient. Sur le toit, l’ancien solarium, avec sa piscine délabrée, offre une vue dégagée sur les montagnes déchirées du Caucase et le vert dense des forêts de conifères qui entourent Tskaltubo. « Seule la vue est belle », plaisante Eka, qui y monte parfois voir le soleil se coucher : « On imagine qu’on est au bord de la mer. »

Ekaterina Bolokadze, 36 ans, a fui Sukhumi en Abkhazie avec sa famille 25 ans auparavant. Elle habite depuis l'hotel Aia avec ses parents. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Ekaterina Bolokadze, 36 ans, a fui Sukhumi en Abkhazie avec sa famille 25 ans auparavant. Elle habite depuis l’hotel Aia avec ses parents. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 
« Je voulais aider les morts, je ne comprenais pas que c’était impossible. Nous avons dû sauter par-dessus les corps »

Elle a débarqué ici à l’âge de 10 ans : « C’est là que mon enfance s’est terminée », lance, soudain plus grave, cette brune joviale. Les premiers jours de septembre 1993, alors que sa ville de Soukhoumi, la capitale abkhaze, est bombardée, sa famille cherche à rejoindre la côte. « Nous sommes partis de nuit à pied pour éviter les bombardements, mais, une fois arrivés, le bateau était plein, tout le monde essayait de fuir et nous avons fait demi-tour. Nous avons traversé une place jonchée de cadavres. Mon père m’a dit : “Eka, ne pleure pas, c’est la guerre.” Je voulais aider les morts, je ne comprenais pas que c’était impossible. Nous avons dû sauter par-dessus les corps. » Plusieurs tentatives se soldent par un échec ; la famille reste piégée à Soukhoumi, dans la peur des bombardements et des tirs de snipers. Finalement, fin septembre, ils réussissent à prendre un train pour la Géorgie. « Il n’y avait pas de lumière et nous sommes restés allongés au sol pendant douze heures alors que le convoi passait sous les tirs ennemis. »

Ses premières impressions de Tskaltubo sont bonnes. « Nous disions : c’est un bel endroit pour se reposer. Personne ne pensait vivre ici vingt-six ans. » Et pourtant ! Sans argent, sans meubles, sans nourriture, ils ont recommencé leur vie de zéro. « On a survécu car on est restés soudés : on rit et on pleure ensemble », sourit Eka. Les réfugiés s’entraident, entretiennent des potagers, élèvent des animaux et collectent du bois pour l’hiver. Dans la petite pièce où elle vit, elle a recréé un espace confortable, tapissé de broderies de Saint-Nicolas qu’elle réalise elle-même. Dans ce qui sert à la fois de salon, de chambre et de cuisine trône le seul souvenir que la famille a conservé d’Abkhazie : un moulin à café. Scolarisée à Tskaltubo, Eka s’est sentie montrée du doigt : « Réfugiés, levez-vous. C’était le mot d’ordre quand on nous distribuait quelque chose. » Et encore aujourd’hui l’intégration reste difficile. « J’ai fait des études dans le secteur du tourisme, mais je ne trouve pas de travail, les entreprises ne veulent pas employer de réfugiés. Nous sommes un statut, pas des personnes. » Le chômage, fort dans la région, touche tous les Géorgiens, mais Eka n’a, jusqu’à présent, comme beaucoup d’autres réfugiés, pu trouver d’emploi que grâce aux ONG locales ou internationales.

Marina, 58 ans, ancienne professeur en Abkhazie avec son mari, habite au sanatorium Medea depuis leur fuite de Sukhumi. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Marina, 58 ans, ancienne professeur en Abkhazie avec son mari, habite au sanatorium Medea depuis leur fuite de Sukhumi. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 
L’avenir est à la réconciliation avec les Abkhazes, pas avec les Russes

Sur une table devant l’entrée du Aia, un groupe de jeunes joue au joker, un jeu de cartes local. Parmi eux, Oskar, 19 ans, coupe à la Cristiano Ronaldo, et son frère Padri, 23 ans, barbe de hipster flanqué de son petit chien Hannibal, de la deuxième génération, celle qui a grandi dans les sanatoriums. Leur mère est partie à Barcelone pour travailler dans la restauration et leur envoyer de l’argent. « L’émigration est une obligation pour beaucoup de familles. Ici, chacune a un ou deux membres à l’étranger », commentent-ils. L’Abkhazie, ils ne l’ont connue qu’à travers les récits de leurs parents, mais en rêvent comme d’une terre promise. « Notre maison est occupée aujourd’hui, mais l’avenir est à la réconciliation avec les Abkhazes, pas avec les Russes, qui sont des occupants, lâche Oskar, qui étudie l’histoire. J’irai là-bas un jour, c’est certain. »

Un retour en Abkhazie ? C’est le souhait de la majorité des réfugiés, mais cela reste un rêve. La région fait toujours officiellement partie du territoire géorgien, son indépendance n’ayant été reconnue internationalement que par quelques pays dont la Russie (en 2008), mais le conflit semble gelé. Le voisin russe contrôle et protège les frontières, et les points de passage ont été progressivement fermés ces dernières années. Quelques Géorgiens sont autorisés à y voyager, mais les stigmates de la guerre sont toujours présents, et ils ne s’y sentent pas en sécurité.

Il y a dix ans, à Noël, Eka a composé son numéro de téléphone en Abkhazie. « J’ai dit : “Joyeux Noël, je suis Eka et je vivais ici.” C’est une famille abkhaze qui habite ma maison. Nous avons discuté cordialement et ils m’ont demandé si je souhaitais revenir. J’ai dit : “Oui, un jour, mais je ne veux pas vous déranger, j’irai dans la maison à côté.” J’ai rappelé plusieurs fois depuis, mais ils avaient changé de numéro », raconte la jeune femme avec un sourire triste. Souvent déçu, l’espoir du retour tient les réfugiés en vie et s’accroche, même à un coup de fil.

Trois residentes de l'hotel Aia : Dodo Bagatovia, 67 ans, de Sukhumi, Makvela Beselia, 65 ans, de Gagra et Leila Khrava, 75 ans, de Sukhumi, passent le temps en jouant aux cartes. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Trois residentes de l’hotel Aia : Dodo Bagatovia, 67 ans, de Sukhumi, Makvela Beselia, 65 ans, de Gagra et Leila Khrava, 75 ans, de Sukhumi, passent le temps en jouant aux cartes. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 

Un milliardaire fond sur les sanatoriums

Fin octobre, une annonce a fait grand bruit en Géorgie. L’homme d’affaires Bidzina Ivanichvili a déclaré vouloir racheter à l’Etat et restaurer les 22 spas et 9 bains de Tskaltubo. Un chantier pharaonique estimé à plusieurs centaines de millions d’euros. Le projet peut paraître fou, mais pas pour cet homme de 63 ans, fondateur du Rêve géorgien, le parti au pouvoir, et ancien Premier ministre, dont la fortune est estimée à 4,85 milliards d’euros, soit un tiers du PIB géorgien. Le magnat est connu pour ses projets « caritatifs » démesurés, payant de sa poche la construction des hôpitaux, des routes,
des écoles ainsi que la plus grande cathédrale du pays à Tbilissi. Si beaucoup doutent du caractère désintéressé de sa générosité (il est accusé par ses détracteurs de gérer en sous-main la politique de l’Etat pour ses intérêts propres), il est certain que l’explosion du tourisme n’est pas étrangère à son geste. Depuis 2015, la Géorgie a gagné près de 1 million de touristes par an et comptait 8,6 millions de visiteurs en 2018, un record. De nouvelles liaisons low cost ont fleuri à l’aéroport de Koutaïssi, et Tskaltubo veut aussi en profiter. Faire revivre l’âge d’or des sanatoriums est l’objectif.

Ivanichvili assure que les réfugiés seront relogés et qu’entre 15 000 et 20 000 emplois seront créés dans la région. Mais – en attendant qu’il tienne sa promesse et que le tourisme de cure redémarre – ce qui attire un nombre croissant de visiteurs, ce sont justement les sanatoriums abandonnés. Photographes ou vidéastes, amateurs de bâtiments délabrés ou d’exploration urbaine affluent. Des agences de voyages y organisent des visites.