Liban : voyage au coeur du Hezboland

31 décembre 2010  |  dans International

Le centre-ville de Bint-Jbeil au Sud Liban. photo : Juliette Robert/Youpress

Le centre-ville de Bint-Jbeil au Sud Liban. photo : Juliette Robert/Youpress

Le Tribunal Spécial pour le Liban, qui enquête sur le meurtre de Rafic Hariri, pourrait accuser le Hezbollah. Mais ce dernier, fort de son action sociale, paraît intouchable. Reportage au Sud-Liban où même les forces de l’ONU se font discrètes.

Sur un fond de musique africaine, la route fraîchement asphaltée se déroule devant le quatre-quatre blanc. Nous sommes dans un des tout-terrains de la Finul, Force in­térimaire des Nations Unies au Liban. « Et celle-ci, c’est nous qui l’avons refaite ? », demande le chauffeur du contingent ghanéen. « Non, pas celle-ci. Ce n’est pas nous… », corrige son collègue qui regarde, impassible, le serpentin de bitume courir entre les oliviers.

Tout autour, le Sud-Liban, zone tampon entre le Liban et Israël, cible prioritaire, avec la banlieue sud de Beyrouth, des bombardements israéliens pendant l’été 2006. Ici, sur ces collines arides où nichent parfois des villages, l’aviation de l’État hébreu aurait déversé des centaines de milliers de bombes.
Quatre années après ces 33 jours d’affrontements, les dégâts sont à peine visibles. Ici et là quelques ruines, des maisons éventrées et burinées par les éclats d’obus. Dans les villages tournent encore quelques bétonnières, les ouvriers s’affairent autour des bâtiments en chantier. Qui finance tous ces travaux ? Le Hezbollah.
Le véhicule blanc de l’ONU fend les nuages de poussière, quitte les villages. Direction : le camp de base du contingent ghanéen.

Casques Bleus

La matinée s’annonce tranquille sur la base d’Al-Qawzah. Après la visite du Président iranien Mahmoud Ahmadinejad une semaine plus tôt, un calme routinier semble être retombé sur le camp militaire. Pas un chat sur le terrain de basket. Les bâtiments en préfabriqué où logent près de 200 casques bleus ghanéens (sur les 850 que compte le contingent) sont aussi vides que la salle commune avec sa grande table familiale et son écran plat où mouline la chaîne d’information en continu Al-Jazeera : les casques bleus sont en pa­trouille.
Le commandant Awo-Badeka nous attend dans son bureau. Le rendez-vous a été calé quelques jours plus tôt avec le service de presse de la Finul. Pas eu moyen de rencontrer le contingent français : « Nous ne communiquons pas pour le moment », avait expliqué lapidairement l’attachée de presse.
Pas eu moyen, donc, de comprendre pourquoi les casques bleus français ont été la cible de jets de pierres lors d’une patrouille en juillet dernier à Touline, petit village du Sud-Liban. Pourquoi les incidents entre populations du Sud-Liban et Finul française se répètent. Nous ne saurons pas non plus ce que compte faire la Finul française pour gagner la sympathie des populations.

Dommage. Nous poussons la porte du bureau du commandant Awo-Badeka. Jus de fruit et air conditionné. « Les gens d’ici n’ont pas de problème avec le contingent ghanéen, assure-t-il avec un large sourire. Parce qu’on est là depuis longtemps et qu’on a l’habitude du terrain. »
Il y a bien eu cet accrochage le 28 juin dernier lors d’un exercice avec tous les contingents de l’ONU au Liban. Les bataillons de la Finul ont été bloqués par des habitants mécontents de voir des militaires étrangers manœuvrer chez eux. « Mais nous, ils nous ont laissé passer », assure triomphalement le capitaine.

Déminage

Ce serait ça, le succès des casques bleus ghanéens au Liban : une présence qui remonte à 1978 ? Pas seulement. Comme tous les contingents de la Finul, les Ghanéens participent à l’opération CIMIC (coopération civilo-militaire) : en plus d’assurer le respect des frontières entre le Liban et Israël, les casques bleus se sont mis, comme tous les contingents de l’ONU, à offrir leur aide. « Ces actions sont très importantes. Si nous n’avons pas de bonnes relations avec les habitants, nous ne pouvons pas patrouiller. »
Au Sud-Liban, les casques bleus aident depuis 2006 à déminer les champs, à reconstruire les routes, ils assurent aussi 200 consultations médicales gratuites pour les habitants de la zo­ne. Le contingent gha­néen comprend ainsi un dentiste, un phar­ma­­cien, et un médecin. « Pour les urgences, nous sommes prévenus par le maire du village », expli­que le commandant Awo-Badeka.

Une équipe de cinq personnes (deux ingénieurs officiers, un officier dentiste, un médecin officier, un pasteur et un imam) font le lien entre la Finul ghanéenne et les habitants. Et pour faciliter le contact avec les Libanais, le commandant assure que ses troupes sont bien préparées : « Nos soldats reçoivent une formation de six semaines au cours desquelles ils apprennent la culture et l’histoire du pays où ils sont envoyés. Nous abordons aussi les questions sociales et celle des rapports homme-femme. » Malgré tout cela, le capitaine l’admet : « La culture est une question sensible et difficile. Il m’est impossible par exemple, en tant qu’homme, de m’adresser à une femme chiite. Mais il faut respecter ces différences. »
Tous ces efforts sont-ils suffisants pour faire bonne figure aux yeux des hommes du Hezbollah ? Sourire gêné, échange de regards avec les autres soldats qui assistent à l’entretien. « No comment », glisse le capitaine. Et d’ajouter : « Nous ne pouvons pas voir le Hezbollah. Nous savons qu’ils sont là mais nous ne pouvons pas les identifier. »

Pas de questions

Un enfant libanais et un casque bleu ghanéen à l'inauguration de la salle informatique. photo : Juliette Robert/Youpress

Un enfant libanais et un casque bleu ghanéen à l'inauguration de la salle informatique. photo : Juliette Robert/Youpress

Grâce à une très heureuse coïncidence (organisée par les services de communication de la Finul), nous arrivons justement le jour où le contingent va inaugurer une salle d’informatique pour les enfants d’un des villages où les casques bleus ghanéens patrouillent, Marwhien.
Un vrai travail d’équipe entre les soldats de la Finul et les employés municipaux pour installer le ruban de l’inauguration et préparer le goûter festif offert aux enfants. « Vous êtes ici chez vous », clame solennellement le maire du village lors de l’inauguration officielle. Sourires dans la salle, applaudissements, découpage de ruban.
Mais nous n’aurons pas le droit de poser la moindre question au maire. « Vous comprenez, nous ne les avons pas prévenus de votre visite, explique le commandant adjoint. Leurs services n’ont pas eu le temps de se renseigner sur vous. » « Vous voulez parler du Hezbollah ? » « Chut, ne prononcez pas ce mot ici. »
Nous avons l’impression d’évoquer un mouvement clandestin. Or le Hezbollah est aussi un parti qui compte une quinzaine de députés au parlement et deux ministres au gouvernement.

Omniprésence

Au pied de la base d’Al-Qawzah, dans le supermarché du village chrétien de Rmeich, le mot ne semble pas être une grossièreté : « Le Hezbollah ? On les aime bien ici, déclare Ratana, 23 ans, chrétienne, caissière dans le supermarché du village. On travaille autant avec le Hezbollah qu’avec la Finul. Ils ont déminé les champs et ouvert des routes pour nous. Il ne faut pas imaginer que les gens du Hezbollah se promènent constamment avec leurs fusils… »
Même ici, dans l’un de ces rares villages chrétiens du Sud-Liban, le Hezbollah a un référent, dont le nom n’est connu que des villageois, pour informer le parti des besoins des habitants. Nader Alam, chef du secteur de Bint Jbeil pour Caritas Liban, organisation caritative chrétienne, habitant à Rmeich, ne peut que constater l’influence grandissante du Hezbollah. « On ne peut pas dire que ce que donne l’Église soit de la même ampleur que ce que l’Iran ou le Qatar donne au Hezbollah. Prenez par exemple l’hôpital. Si je suis malade, le seul hôpital de la région où je peux me faire soigner est celui de Bint Jbeil, la ville voisine, financé par le Qatar. » Depuis que la guerre de 2006 est devenue un souvenir, Nader Alam a vu diminuer le volume des dons à l’organisation qu’il représente. Aujourd’hui, le budget annuel s’élève à 200 000 € d’aide pour les familles les plus démunies dans les 34 villages de la zone qu’il couvre.

Aide d’urgence

Le Qatar, allié du Hezbollah, a financé la reconstruction de Bint Jbeil. Photo : Juliette Robert/Youpress

Le Qatar, allié du Hezbollah, a financé la reconstruction de Bint Jbeil. Photo : Juliette Robert/Youpress

Et l’État ? Pas toujours là dans l’urgence : « Pour les infrastructures rurales, le ministère de l’Agriculture peut réaliser de grands projets ; mais si les plantations sont atteintes par les maladies et qu’il faut réagir vite, l’organisation la plus efficace est Jihad Al-Beena qui dépêche sur place ses ingénieurs agronomes. »
Jihad Al-Beena, la grosse machine du Hezbollah, figurant sur la liste des organisations terroristes dressée par les États-Unis, agit tous azimuts : constructions de routes, d’écoles, de centres de formation, d’habitats pour les déplacés, d’orphelinats, de centres culturels, restauration du réseau d’électricité… À Bint Jbeil, l’organisation n’a même pas eu à intervenir. Petite ville du Sud Liban, 5 000 âmes l’hiver, 8 000 l’été, fief du Hezbollah dans la région, quasiment détruite pendant les affrontements de 2006. Le Qatar, allié du Hezbollah, a financé la reconstruction de la « ville martyre ».
Dans la rue principale, les ouvriers finissent les bâtiments en pierre de taille. Pendant la guerre de 2006, 2 200 maisons ont été entièrement détruites, 1 800 à moitié. Aujourd’hui, 90 % d’entre elles ont été reconstruites. Au total, le chantier aura coûté 60 millions de dollars, financés en grande partie par l’émirat.
Les affiches à la gloire de Mahmoud Ahmadinejad sont restées accrochées aux lampadaires après son passage dans la ville et énumèrent les dons réalisés par l’Iran. Les « nous serons toujours avec toi » sous le visage du président iranien se multiplient dans la ville. Au verso de l’affiche : « 670 km de routes construites grâce à l’Iran ».

Reconstruction

À chaque coin de rue, un homme en civil s’enquiert du contenu du sac de la photographe qui m’accompagne. « Interdiction de prendre les immeubles et les passants en photo », nous répète-t-on. Finalement, nous nous faisons conduire vers le maire. Celui-ci consentira à nous recevoir et tant pis pour l’autorisation écrite du service de presse du Parti de Dieu que nous n’avons pas réussi à obtenir.
Il s’agit de parler d’une success story, celle de la reconstruction expresse de la ville. « À la fin de la guerre, nous n’avons reçu aucune aide de l’État libanais, se souvient Afif Bazzi, maire de la commu­ne. Le seul minis­tre qui nous a rendu visite est le ministre de l’Électricité, proche du Hez­bollah. Même les 3 millions de dollars donnés par la Banque mondiale ont été utilisés dans le Nord du pays. Pourquoi dans cette partie du pays ?, s’interroge-t-il, indigné. Je ne le sais pas. »

Et de poursui­vre ses comptes : « Nous avons reçu de l’aide de l’ONU, 25 000 € de la Finul française et 18 000 € pour reconstruire en partie le réseau d’eau potable. Les casques bleus italiens nous ont donné une ambulance, une voiture de pompier et ont restauré le terrain de foot pour les enfants. Mais tout cela n’est rien de comparable avec ce que nous a donné le Qatar. »
Et si tout cela était à refaire, demain, en cas d’attaque d’Israël ? « Nous reconstruirons encore et encore, s’emporte le maire. Nous défendrons notre territoire […] Le Hezbollah est une partie de nous. Quand la guerre recommencera, tout le monde reprendra les armes. »
Visite au pas de charge de la ville reconstruite, avec sur nos talons un guide très officiel de la police municipale : hôpital flambant neuf, façades trop impeccables pour sembler réelles, routes de goudron ultra-lisses. Impossible de discuter avec les passants. Même lorsque nous parvenons à nous défaire de notre guide, nous nous faisons arrêter à chaque coin de rue. « Vous allez où ? Vous êtes qui ? Vous voulez un taxi ? », nous demandent des passants, talky-walky au poing. Cinq minutes plus tard, et délestées de 5 dollars, nous voilà dans une Mercedes fatiguée, priées fermement de partir. La visite est terminée, merci d’être venues.