Les deux Ukraine face-à-face dans les rues de Kiev

16 décembre 2013  |  dans International

youpress ukraine euromaidanDimanche 15 décembre, entre 200.000 et 300.000 opposants pro-européens se sont à nouveau rassemblés à Kiev. Dans le même temps, les pro-Ianoukovitch orchestraient des contre-manifestations: deux Ukraine face-à-face. Reportage d’Ilioné Schultz.

 

Ce week-end, les pro-européens ont réinvesti, pour le 4ème dimanche consécutif, Maïdan, la place de l’Indépendance. A quelques centaines de mètres de là, face au parlement, une manifestation organisée par le Parti des régions pour soutenir le président Ianoukovitch rassemblait 5000 personnes.

Pour « l’ordre et la stabilité »

Quelques pas de valse au milieu d’une foule presque inerte. Un petit groupe de babouchkas, chapkas de fourrure sur la tête et sourires en or, s’approche de la scène où se succèdent députés du parti et chanteurs. Pas de hourras, mais des visages souvent impassibles, et quelques timides applaudissements. Elena, une élégante pharmacienne en manteau de fourrure bleue, paraît heureuse. Elle est là pour « soutenir le président Ianoukovitch, pour le maintien de l’ordre et de la stabilité du pays ». Elle est venue avec son mari depuis Kherson. Cette région du sud correspond, avec l’est du pays, à la zone la plus russophile de l’Ukraine. Elle est en majorité pro-Ianoukovitch. Au contraire, l’ouest de l’Ukraine, de tradition catholique, est plutôt pro-occidental.

Un peu à l’écart, Anton, un trentenaire d’Odessa, vêtu d’une légère veste malgré les -2°, discute avec ses amis dans le parc Mariinsky. Il est membre du Parti des régions, pro-russe, dont les membres ont dressé là une trentaine de tentes. « Il n’y a qu’avec Ianoukovitch qu’on arrivera à quelque chose, c’est un président fort et qui sait comment développer le pays ». Quand on l’interroge sur les accusations de corruption, il défend: « Oui il est corrompu, mais ils le sont tous. Il essaye de lutter contre, mais il faut du temps ». Le jeune homme se dit cependant très impressionné par la ferveur des opposants. Les deux camps « ne sont pas si différents en fait, nous voulons tous un meilleur futur », conclut-il.

Payés pour manifester

Beaucoup de manifestants se cachent le visage pour ne pas être pris en photo. Non loin, des jeunes tuent le temps en jouant au foot avec des paquets de cigarettes vides, pendant que des bouteilles circulent de main en main. La veille déjà, ce sont plus de 20.000 personnes (60.000 selon la police) qui étaient présentes place de l’Europe, pour une manifestation organisée à l’initiative du parti du président Ianoukovitch.

Plusieurs participants ont confirmé avoir été payés pour assister à l’évènement. Entre 200 et 300 hrivnas (entre 15 et 25 euros). C’est le cas d’Alek, habitant de Bila Tserkva, à 75 km de Kiev. Pour lui, « Ianoukovitch est un terroriste qui ne fait qu’œuvrer contre son pays ». D’ailleurs, Alek aurait préféré manifester sur Maïdan, la place de l’Indépendance où s’expriment les pro-européens.

« Rejoins-nous! »

Ce dimanche matin, Maïdan fait justement une percée dans le parc où sont réunis des pro-Ianoukovitch. Un petit groupe, escorté par des policiers, attire tous les regards. Leurs vêtements sont presque aussi colorés que leurs pancartes. « Viens avec nous et rejoins tes amis », « Nous parlons russe, nous aussi », peut-on y lire.

Natalia tient fièrement l’une de ces affiches: « Nous sommes venus pour leur montrer que nous ne sommes pas agressifs, et qu’ils doivent regarder de notre côté, car objectivement, il n’y a pas de raison à ne pas être ensemble ».

Une frontière de barricades

Tout a pourtant été organisé pour que les deux camps ne se croisent pas. Trois barrages de Berkout (les CRS ukrainiens) contrôlent l’entrée de la manifestation. La veille, quelques dizaines de mètres seulement séparait les pro-européens des pro-gouvernementaux.

Quant à l’entrée de la place de l’Indépendance, elle est protégée par des barricades, qui matérialisent la frontière entre ces deux Ukraine. Mykola, 57 ans, en est l’un des gardes. Sur la pancarte qu’il a fabriquée lui-même, un message, comme un appel: « Est et Ouest ensemble, la victoire nous appartient ».

Ce dimanche, Maïdan, ou plutôt la « République de Maïdan », est noire de monde. Entre 200.000 et 300.000 personnes sont réunies, pour clamer une nouvelle fois leur désir d’Europe, et surtout réclamer la démission de leur président. L’hymne national résonne des dizaines de fois par jour.

Des couronnes de fleurs décorent les coiffures des jeunes femmes. Tam-tams, pianos, et groupes de musique traditionnelle se partagent le boulevard occupé de Khreshchatyk. Sur la scène, 24h sur 24, les concerts alternent avec les interventions de politiques, intellectuels, représentants de la société civile, ou religieux. Sviatoslav, près d’un brasero, distribue des tablettes de chocolat aux passants: « Tout est bon pour renforcer l’Euromaïdan! » (le nom donné à la contestation).

Tout…ou presque. L’alcool est proscrit; les rares perturbateurs en état d’ébriété sont rapidement évacués. Les opposants tiennent à maintenir le lieu propre: même à 2 heures du matin, on passe le balai.

Les « Euromaïdan » ne lâchent rien

Les pro-européens sont contents de partager leur histoire, et les rencontres sont faciles. C’est le premier weekend d’Oksanna ici : « Avant de venir, je ne comprenais pas vraiment le sens de tout ça. Maintenant, je vois à quel point les gens prennent soin les uns des autres », confie la jeune femme. Eugen, lui, vient tous les jours depuis le début, après le travail. Il a suivi le passage sur scène de John McCain cet après-midi: « L’Amérique est avec vous », a lancé le sénateur américain depuis la scène installée place de l’Indépendance. « Je ne crois pas aux paroles, mais aux actes. Si les Occidentaux bloquent les comptes bancaires de Ianoukovitch, alors là je pourrais les croire ».

Après quatre semaines d’occupation, les « Euromaïdan » ne lâchent rien, leur détermination est intacte. Bruxelles vient d’annoncer la suspension des travaux en vue d’un accord d’association avec l’Ukraine tandis que le président ukrainien est attendu à Moscou ce mardi. L’opposition redoute toujours la signature des accords d’adhésion à l’Union douanière promue par la Russie.

Ce soir, sur Maïdan, des hommes, sacs de ciment sur le dos, vont renforcer les barricades. La crainte d’une attaque des forces de l’ordre s’est accrue depuis les violences du 11 décembre. « Tout est possible », lâche Ekaterina, une étudiante déjà victime de la dispersion violente de la manifestation du 30 novembre.