Une vie sous terre

30 juillet 2015  |  dans International

Roumanie Bruce Lee

Bruce Lee, ici dans sa chambre. Ancien taulard, c’est lui le maître des lieux.

Gare du Nord, en plein cœur de Bucarest. Sur le terre-plein central, d’une bouche d’égouts sort une tête, puis un torse tatoué, des bras entourés de lourdes chaînes et enfin des pieds, nus. Bruce Lee, auto-proclamé « roi des tunnels » fend le groupe d’hommes et de chiens qui l’entourent, s’avance et gueule : « Bééééééé’ »… Un râle, une curieuse manière de s’annoncer. Il ne reste que quelques minutes à l’air libre avant de disparaître à nouveau trois mètres sous terre, en empruntant une échelle de fer. Ici courent les tuyaux du système de chauffage central – il y en a des centaines de kilomètres sous la ville – héritage de l’ère Ceaucescu, dictateur de la Roumanie jusqu’en 1989. La chaleur y est suffocante. Été comme hiver, la température avoisine les 40°, accentuant l’odeur âcre qui y règne, un mélange de sueur et de produits chimiques.
Après quelques contorsions, Bruce Lee traverse le premier sas, puis avance vers la salle principale, un couloir de deux mètres de large sur 1,80 de haut. Au sol, un écoulement d’eau brunâtre, où flottent papiers d’emballages et seringues usagées. Des silhouettes se détachent sur les côtés. Des dizaines d’hommes et de femmes, entre 17 et 25 ans, accroupis sur les canalisations bétonnées recouvertes de moquettes multicolores.

Ce sont les « enfants » de Bruce Lee, selon sa propre expression. Des orphelins pour la plupart, rebuts des orphelinats communistes de Ceaucescu, maltraités dans les institutions qui en ont pris le relais, et qui ont décidé de s’en échapper. Il y a 10 ans, Bruce Lee, lui-même abandonné par sa mère quand il avait trois jours, a investi et réaménagé ce canal, pour les accueillir, essayant de leur offrir ainsi « une meilleure chance de vivre ». Deux à trois fois par an, la police essaie de les déloger et leur propose régulièrement des places en centre d’hébergements l’hiver, mais ils reviennent toujours. « Avant moi, personne ne les aidait », confie Bruce Lee en s’enfonçant dans les tunnels. Au fond du boyau, un immense écran plasma est allumé en permanence. Au plafond, des ampoules par centaines, des guirlandes aussi. Bruce aime la lumière et il l’a apportée sous terre : « La lumière c’est Dieu ! C’est pour nous rapprocher de lui que j’en mets partout ! », crie-t-il pour recouvrir le son de la radio qui crache des tubes commerciaux, tout en revissant un tube de néon. Et pour se rapprocher de la lumière, chacun ici choisit sa voie. Pour la plupart, la drogue, que Bruce Lee achète, revend à ses « enfants » et consomme, est la voie royale.

C’est le quotidien et le gagne-pain de Similica, 30 ans. Petit polo, jean et baskets, propre sur lui, il a rejoint la fratrie il y a six mois. Ici, c’est lui « le docteur » : il pique ses colocataires – trop drogués pour bien viser – et avec tant de soin et d’application que tout le monde le réclame. « Je ne peux pas faire comme eux, aller fouiller dans les poubelles ou mendier, j’ai trop honte, j’ai pas été élevé dans la rue, moi. Alors c’est comme ça que je gagne de l’argent, 2-3 lei (50 centimes d’euros) à chaque fois. Du matin 6h quand j’ouvre les yeux, jusqu’au soir… C’est ça la survie, on s’adapte ». A ses pieds, des petits sacs plastiques, de l’aurolac, un solvant argenté qu’on inhale, et des seringues qui contiennent un mélange d’eau et de poudre blanche, les « legale ». Aussi appelées « ethnobotaniques », ce sont des drogues énergisantes, des cocktails de substances chimiques à base d’amphétamines, aussi dangereuses que l’héroïne. Elles sont arrivées sur le marché roumain dès 2008, vendues librement dans des « magasins de rêves », sortes de spice shops, car elles n’étaient pas répertoriées parmi les produits interdits. Après plusieurs scandales, la plupart de ces produits ont été progressivement interdits.

C’est à cette époque que Similica a commencé à se droguer : « Je venais de perdre mon père je me suis retrouvé orphelin. Je sortais beaucoup, un jour un pote m’en a proposée, j’ai dit oui. Si j’avais su… ». Cinq ans plus tard, il a tout perdu. Son travail de cuisinier, sa maison et sa santé. C’est pour la drogue qu’il a rejoint le tunnel. Il y a 4 mois, on l’a diagnostiqué positif au VIH et à l’hépatite C. Comme la quasi-totalité de ceux qui vivent ici, sous terre. « L’environnement du tunnel est une bombe infectieuse et c’est de pire en pire. L’effet de ces drogues s’estompe si rapidement qu’ils se piquent jusqu’à 20 fois par jour, contre 2 à 3 pour l’héroïne. Le problème c’est que depuis 2013 les associations n’ont plus d’argent pour distribuer les seringues et les autorités n’en fournissent pas assez. Résultat, 90 % ont contracté l’hépatite C et plus de la moitié sont séropositifs » se désole Valentin Simionov, du Réseau Roumain de réduction des Risques (RHRN).

La vente de la drogue et des matériaux récupérés permet à la petite communauté de s’acheter de quoi subsister. © Fanny Bouteiller

La vente de la drogue et des matériaux récupérés permet à la petite communauté de s’acheter de quoi subsister.


Tel un croyant devant l’autel à l’heure des offrandes, Gabi, 21 ans, tend à Bruce une grosse chaîne en métal, le regard plein d’espoir : « Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, ça vaut rien ! », gueule le boss en balançant l’objet. Chaque jour, des centaines de fils, câbles, pièces métalliques en tous genres sont ramenés par les uns et les autres, trouvés ou volés. Une fois triés, ils sont revendus à l’extérieur. « C’est important pour moi qu’ils apprennent à travailler. Je veux que chacun aille ramasser des choses, je les paye pour chaque effort. Si tu travailles, t’as une vie », explique Bruce. Avec ce que rapporte la vente des métaux et les marges faites sur la drogue, il entretient la petite communauté : équipements, nourriture pour tout le monde et, parfois, hospitalisations pour les plus mal en point. Lui ne touche pas aux seringues mais voue un culte à l’aurolac. Plusieurs l’ont déjà vu verser des larmes en voyant « ses enfants » se piquer, et pourtant : « S’ils arrêtent de vendre et d’acheter ici, ils iront ailleurs, on leur vendra de la merde. Ça les fera crever direct ».

Ici, tous l’appellent « Papa ». Et en bon chef de famille, il impose ses règles : pas d’alcool, pas de bagarres, pas d’insultes. A l’autre extrémité du boyau, Bruce a aménagé des chambres aux murs roses. Pour y accéder, il faut se faufiler dans un trou encore plus exigu que la bouche d’égouts. Georgiana est étendue sur un fin matelas, lascive. Comme la plupart des filles du tunnel, elle se prostitue pour survivre, une pratique acceptée par le patriarche. « Bruce c’est à la fois mon papa et ma maman car au moins avec lui, y’ a pas de mecs qui viennent nous emmerder et puis il nous fait à manger tous les jours, il laisse jamais quelqu’un sans vêtements ou sans chaussures et on peut tout lui dire ».

Malgré ses 35 ans et son ado de 15 ans qu’elle ne voit plus, Georgiana a tout d’une petite fille : les peluches disposées délicatement à côté de ses produits de beauté, son sourire timide, son regard innocent et… ses jouets. Elle termine l’assemblage d’une boule multicolore en plastique « J’aime bien fabriquer des choses, je fais du crochet aussi et je dessine… ça occupe quand je m’ennuie ». Les mains rougies et gonflées, les ongles crasseux, le sourire édenté, Georgiana explique qu’elle ne se voit nulle part ailleurs qu’ici : « J’ai déjà eu la possibilité d’habiter dans une maison, mais c’est ici que je veux vivre, j’y suis bien. Faut juste que les gens et la police nous laissent tranquilles ». Florentin, 37 ans, lui, ne veut plus vivre ici : « Quand tu rentres dans le tunnel, tu sais pas si tu vas en sortir mort ou vivant… ». Et il en sait quelque chose. Abandonné par sa mère lorsqu’il avait trois ans, il est entré dans les tunnels cinq ans plus tard avec son père, qui y est décédé… « Tous les matins, quand je sors, j’ai honte. Les gens me regardent, certains se moquent, la plupart ont pitié, et moi je baisse les yeux…»

Raluca a la main sur le cœur. Dans le tunnel elle est considérée comme la maman. © Fanny Bouteiller

Raluca a la main sur le cœur. Dans le tunnel elle est considérée comme la maman.


La seule qui ose s’immiscer dans leurs vies, c’est Raluca, blonde élégante, d’une cinquantaine d’années. A la tête de l’association « Homeless », qu’elle a créée pour les aider, elle vient tous les jours depuis cinq ans leur apporter nourriture et vêtements. Et surtout son sourire. Ces six derniers mois, elle a vu cinq de « ses enfants » partir. Et elle sait que ce n’est pas terminé. Un drame pour celle qui lutte corps et âme pour leur trouver médicaments et lits d’hôpital. Pourtant, aujourd’hui, l’heure est à la fête. Pour l’anniversaire de la fiancée de Bruce, Raluca a préparé un festin : charcuterie, frites, fromages, gâteaux à la crème, soda… et, exceptionnel, du champagne ! Tous s’entassent vers le buffet. Mais Raluca ne s’y trompe pas, elle n’y voit que cauchemar. Elle a sacrifié sa vie, mariage compris, pour retarder leur mort, sauver les plus jeunes : « Moi je veux que ce mauvais film s’arrête. De toute façon je finirai par tous les récupérer, un par un s’il le faut et je m’occuperai d’eux. L’État, lui, ne veut rien faire pour tous ces gens, vous avez déjà vu traîner un assistant social dans les parages ? Ils considèrent que c’est à eux de demander de l’aide… Ils vont attendre longtemps ».

Léonard, 34 ans, s’engouffre sous terre. Il y vit depuis 10 ans. © Fanny Bouteiller

Léonard, 34 ans, s’engouffre sous terre. Il y vit depuis 10 ans.


Il y a un an, pourtant, elle a réussi à sortir Popica, 33 ans, des tunnels, en l’accueillant quelques mois dans les locaux de sa fondation. Aujourd’hui, il vit en France. « Le déclic doit venir de toi, tu restes ton meilleur psychologue », nous explique-t-il. Mais on ne s’éloigne pas si facilement des tunnels : même si l’endroit le débecte, lorsqu’il est de passage à Bucarest, Popica fait toujours un détour par les égoûts : « C’est la famille, je ne peux pas ne pas passer… j’ai grandi ici avec eux ». Un peu à l’écart de la fête, Similica, lui, est recroquevillé sur un matelas. Aujourd’hui, le « Docteur » va mal. Il a perdu 20 kilos en 6 mois. Son corps, ce qu’il en reste, le fait souffrir. Son absence de futur surtout : « C’est comme si j’étais dans un trou, suspendu au bord, mais je trouve pas la force de me hisser ». Il n’est pas assez malade pour que l’Etat lui paie le traitement, et trop pour trouver un travail. « Et puis de toutes façons, même si je trouve, je gagnerai à peine 200 euros par mois. Comment tu vis avec ça ? Autant crever ici. »

Ilioné Schultz