De la guerre au tourisme
29 janvier 2018 | Cécile Andrzejewski dans International
A Sarajevo, coule la Miljacka, rivière brune sur laquelle s’adosse la ville et qui sert depuis toujours de point de repère aux voyageurs sillonnant la capitale. Plusieurs ponts se jettent par-dessus, dont un en grosses pierres : le Latin Bridge, le pont latin. À l’angle de la rue et de la passerelle, une plaque vient rappeler qu’ici, l’Histoire s’est jouée. « Depuis cet endroit, le 28 juin 1914, Gavrilo Princip assassina l’héritier du trône austro-hongrois Franz Ferdinand et sa femme Sophie.» Ainsi débuta la Première Guerre mondiale. Quelques mètres plus loin, c’est dans une ruelle que le nom de l’archiduc apparaît de manière plus incongrue puisqu’un hôtel éponyme a ouvert en septembre 2013. Une drôle d’idée qu’Emela Burdžovic a eue grâce à des amis. « Je voulais ouvrir un établissement un peu original à Sarajevo et raconter une histoire sur la ville, se souvient cette ex-journaliste. J’en ai discuté avec des amis, l’un d’eux a lancé l’idée du nom de “Franz Ferdinand Hostel”. Tout le monde a trouvé ça génial.» Avec son mari, elle crée donc un décor entièrement consacré à l’attentat de Sarajevo et à la Première Guerre mondiale. Dans une ambiance chaleureuse typique des nouvelles auberges de jeunesse, les hôtes vont et viennent entre les chambres « Franz et Sophie », « Gavrilo Princip » ou encore « Bataille de Verdun ». Le mur de l’espace internet est couvert d’une photo du front, et une frise chronologique de la Grande Guerre court sur le sol. Dans la chambre dédiée à l’épouse de l’archiduc, Sophie Chotek, sa photo, gigantesque, s’étale sur tout un mur. « Sophie est ma préférée, confie Emela. J’ai lu énormément de choses sur elle, elle est fascinante, très humaine, vraiment intelligente. C’est une femme forte, qui a toujours refusé d’être dans l’ombre de son mari. »
Un intérêt touristique
Dans la grande pièce à vivre qui sert de salon et de petite cuisine aux locataires des douze chambres, la patronne, fine blonde de 35 ans, est installée contre le mur représentant la carte de l’Europe au début de la guerre 1914-1918. Elle plaisante avec une bande de jeunes Australiens de passage. L’hôtel, même hors saison, affiche complet. « La moitié des gens réservent parce que nous avons de bons commentaires sur les sites d’hôtellerie et des tarifs attractifs, l’autre moitié dort chez nous pour l’aspect historique », résume t-elle, reconnaissant l’intérêt financier du tourisme de la mémoire. Tous ses employés connaissent d’ailleurs l’histoire de la Grande Guerre sur le bout des doigts afin de répondre aux questions des voyageurs. En attendant, les quatre jeunes hommes dans le salon semblent plus s’intéresser à un énorme gâteau au chocolat que vient d’apporter Amina Ducanovic. Cheveux châtains et grands yeux en amande, elle coordonne pour les hôtes du Franz Ferdinand des visites de la ville un peu particulières, autour de « la vie
durant le siège ». Car, à Sarajevo, quand on parle de la guerre, ce n’est pas à celle de 1914-1918 que l’on pense, mais plutôt au blocus de la ville entre 1992 et 1996. « Les touristes veulent connaître notre histoire, ce n’est pas uniquement un business, il y a aussi un réel intérêt, défend la jeune femme. Ils nous posent des questions sur notre vie quotidienne pendant la guerre. Moi, ça ne me dérange pas, c’était il y a vingt ans maintenant et c’est normal que les étrangers s’interrogent, la ville en reste marquée. » En effet, certains bâtiments gardent encore des traces de balles; et les « roses de Sarajevo », impacts d’obus mortels désormais colorés en rouge, fleurissent sur le bitume.
De la curiosité au respect
Evan et Alex, deux frères américains d’une trentaine d’années, embarquent justement dans le van blanc de la visite. Ils commencent par s’excuser auprès d’Anvar, le guide, « pour leur ignorance ». En plein road-trip dans les Balkans, ils ont décidé de profiter de leur journée à Sarajevo pour en apprendre plus sur le conflit qui a déchiré la Yougoslavie. Les questions fusent sur la vie sous Tito, les raisons de la guerre, ses conséquences politiques actuelles… Anvar, la vingtaine bien avancée, y répond avec enthousiasme. Première étape de la visite: le « tunnel de l’espoir », construit en 1993. Le guide qualifie d’« élément essentiel de notre survie » ce passage sous-terrain qui permettait de faire entrer de l’eau et de la nourriture dans la ville, sous le nez des Serbes. Il montre, dans le musée attenant, les mines utilisées par l’ennemi pour duper les enfants et raconte comment, à l’école, on enseignait aux petits à ne pas ramasser les peluches au sol, potentiellement piégées. Impressionnés, Evan et Alex ne pipent mot, ou alors uniquement pour demander des précisions ou s’interroger sur le rôle de l’Onu. Sur la route menant les touristes à la piste de bobsleigh construite pour les Jeux olympiques de 1984 et utilisée par les forces serbes pour bombarder la ville, Anvar confie: « Les étrangers montrent beaucoup de respect à chaque visite. De la compassion aussi. Il m’arrive de leur raconter des histoires personnelles. Comme le jour où j’ai piqué une crise car je ne voulais absolument pas manger la banane que la voisine m’offrait, alors que nous n’avions rien à manger, simplement parce que je n’aimais pas ça. »
Depuis près d’un an, il promène les visiteurs plusieurs fois par jour sur les lieux de mémoire. « Je le fais pour partager notre histoire, mais il est évident que ces visites guidées sont devenues un business.» Quelques minutes plus tard, dans le cimetière juif qui a servi de champ de bataille mais où les soldats ennemis ont aussi fraternisé le temps d’échanger des vivres, Evan soupire: « Tout est tellement moderne et récent autour de nous, je n’arrive pas à imaginer qu’un tel siège ait pu se produire ici, pendant si longtemps. Comme si tout pouvait recommencer. C’est pour ça que je suis content de tout ce que j’ai appris durant cette balade.»
Un business en développement rapide
Une balade qui fait des petits. Partout en ville, des tour-opérateurs proposent le même type de promenade. À l’office du tourisme, Damir Muminagic confirme: « Hors saison, nous organisons un à deux tours par semaine mais, en pleine saison, ça passe à deux ou trois par jour. Les gens sont très attirés par ça, c’est fou.» Voici dix ans que le trentenaire travaille à l’accueil des étrangers. « Au début, les gens venaient pour l’aventure, ils se vantaient d’avoir mis les pieds dans une zone de guerre, ce genre de choses. Mais, depuis au moins cinq ans, ça a changé. Ils montrent du respect, veulent comprendre… Le problème, c’est qu’auparavant, nous étions les seuls, avec quelques hôtels, à organiser ces visites. Ce business est devenu tellement lucratif que tout le monde s’y met, et pas forcément des professionnels.» Avec 45% de touristes en plus, uniquement entre 2014 et 2015, le secteur attire les appétits. Ce qui ne déplaît finalement pas tant que ça à Damir. Lui souhaiterait maintenant développer les séjours de ski aux alentours de la ville. « Avant la guerre, Sarajevo était célèbre pour ses pistes », rappelle-t-il en souriant.