Gueules noires, féminin pluriel

12 octobre 2017  |  dans Femmes

Almedina Kaljun et Semsa Hadzo s'equipent pour descendre au fond du puits Sretno © Juliette Robert/Youpress/Haytham

Almedina Kaljun et Semsa Hadzo s’equipent pour descendre au fond du puits Sretno © Juliette Robert/Youpress/Haytham

De toute la Bosnie-Herzégovine, elles sont les seules. Depuis plus de trente ans, à Breza, non loin de Sarajevo, des femmes descendent au fond des galeries de la mine pour en extraire le charbon.

D’un grand coup de pied, Jasmina ferme la porte de l’ar- moire rouillée. Un geste inoffensif si ladite armoire ne contenait pas plusieurs dizaines de kilos de dynamite. Jasmina, quinquagénaire aux courts cheveux châtains, elle, s’en amuse: « Tous les jours, je manipule des explosifs, c’est mon travail quotidien, alors, bien sûr que non, je n’ai pas peur. » Avec sa collègue Sada, elles surveillent le stock de poudre au fond du puits Kamenica, dans la mine de charbon de Breza, à une trentaine de kilomètres au nord de Sarajevo. Ici, le paysage a des airs de fin du monde et les hommes semblent n’être plus que des ombres dans le décor noirci de poussière. La neige, qui est tombée toute la nuit, ajoute une touche lunaire à cette atmosphère irréelle. Depuis 1907, à Breza, on creuse la terre, on la fouille, on la cisèle, pour en extraire le charbon, or noir qui, avec celui des autres fosses du pays, fournit les trois quarts de la production d’énergie de la Bosnie-Herzégovine. A l’entrée de la RMU Breza (RMU pour Rudnik mrkog uglja, littéralement mine de charbon), le visiteur est d’ailleurs accueilli par un panneau publicitaire délavé célébrant le centenaire de la mine en 2007. La pluie, la neige, le froid ou le soleil ont certainement eu raison des couleurs que portait fièrement la gueule noire représentée torse nu, icône laborieuse de ceux qui, chaque jour, descendent entre 200 et 300 mètres sous terre. Mais l’image est tronquée. Où sont les femmes, qui chaque jour, sillonnent les galeries ?

Jasmina descend au fond du puits de Kamenica, sur un wagonet surtout utilise pour le materiel. © Juliette Robert/Youpress/Haytham

Jasmina descend au fond du puits de Kamenica, sur un wagonet surtout utilise pour le materiel. © Juliette Robert/Youpress/Haytham



Pour le moment, Jasmina et Sada comptent la dynamite restante, dans la chaleur du fond. La température avoisine les 30 degrés et la tenue réglementaire n’aide pas à supporter la moiteur: bleu de travail, gilet sans manche vert kaki et casque de chantier obligatoire, lampe fixée sur le front. Les mêmes vêtements, pour les hommes comme pour les femmes. Pour atteindre les profondeurs de la terre, toutes les deux ont emprunté un wagon normalement réservé au matériel, mais régulièrement utilisé par les mineurs pour rejoindre certains tunnels. L’espace n’a rien d’une confortable couchette de train. Un morceau de carton sous les fesses pour se protéger du froid du métal, une maigre tige de fer en guise d’appui, le souffle de l’air comme seule barrière. Et les lampes frontales, uniques sources de lumière sur ces rails ténébreux.
Le grondement du tapis roulant qui remonte le charbon se superpose au bruit de frottement du wagon contre les rails. Un grillage entoure l’intégralité du passage, du sol au plafond, et y emprisonne les pierres rebelles. Des bouteilles d’eau vides traînent par terre et de gros rondins de bois sou- tiennent l’édifice. La couche de poussière y semble tellement épaisse que si on voulait passer le doigt dessus, c’est toute la main qui s’y enfoncerait. Le temps de la descente, Jasmina se laisse aller à quelques confi es pendant que sa timide collègue aux cheveux gris, Sada, approuve par des sourires ou des hochements de tête. Dans un peu plus d’un an, elle sera à la retraite et, avec une petite moue, elle souffle: « Dès mon premier jour, à 18 ans, j’ai eu un coup de foudre pour la mine. » Une véritable histoire d’amour, de celles qui durent toute une vie. On aurait presque envie de parler d’une passion explosive, quand on connaît sa place de responsable de la dynamite. Ce qui lui plaît sous terre ? « La bonne ambiance », l’humour de ses collègues masculins, « sa seconde famille », qui fait des ravages.

Sada et Jasmina discutent avec leurs collegues dans le puits Kamenica © Juliette Robert/Youpress/Haytham

Sada et Jasmina discutent avec leurs collegues dans le puits Kamenica © Juliette Robert/Youpress/Haytham


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