La bande de Gazi
23 janvier 2018 | Cécile Andrzejewski dans Culture
Au début des années 1990, dans Sarajevo assiégé, une équipe de passionnés a risqué sa vie pour sauver la bibliothèque Gazi-Husrev-Beg et ses inestimables manuscrits islamiques. Récit.
C’est un sous-sol d’une propreté clinique, murs neige et éclairage impeccable. S’y détachent seulement trois énormes extincteurs, et des étagères portant sur la tranche un numéro et une inscription en bosniaque. Nous sommes dans la cave de la plus vieille institution culturelle de Bosnie : la bibliothèque Gazi-Husrev-Beg 1 de Sarajevo. On y trouve 79 000 volumes rédigés en arabe, en turc ou en persan, parmi lesquels 1 067 manuscrits extrêmement précieux, originaires de tout le monde islamique, de La Mecque au Caire en passant par Bagdad. Le plus ancien date du xiie siècle. Et tous reviennent de très, très loin.
Ces papiers jaunis aux coins usés, ornés de calligraphies et illustrés de somptueux dessins à l’encre de Chine, ont traversé le siège de Sarajevo sans une égratignure, déplacés tous les six mois dans des lieux tenus secrets par une équipe de doux dingues. Ils ont fini par atterrir, en janvier 2014, dans ce bâtiment flambant neuf, érigé sur le lieu même où la bibliothèque est née, en 1537. Cette année-là, le gouverneur de Sarajevo, Gazi Husrev-beg (ou bey, haut fonctionnaire ottoman), fait bâtir une madrasa (école coranique), qui portera son nom. Il aurait déclaré : « Tout l’argent restant devra être utilisé pour acheter de bons recueils, qui seront lus par les élèves et copiés par ceux qui s’éveillent à la science. » Un sanctuaire dédié à l’islam, mais aussi aux mathématiques, à l’histoire, à la médecine, à la philosophie… voit le jour, face à la mosquée Gazi-Husrev-Beg (encore lui !) où se pressent aujourd’hui tant de fidèles, le vendredi, que certains sont obligés de dérouler leur tapis de prière sous les arcades crème de la cour. En 1935, la bibliothèque déménage sur les bords de la Miljacka, rivière aux eaux brunâtres, dans le bâtiment qui héberge le bureau du mufti de Sarajevo. Elle tourne le dos aux montagnes qui entourent la ville et où s’entasseront les militaires serbes.
Quand, dans la nuit du 25 au 26 août 1992, une pluie d’obus tombe sur la Bibliothèque nationale, quasiment en face, détruisant la plupart de ses ouvrages, le directeur de la Gazi-Husrev-Beg voit sa vie basculer. A 37 ans, Mustafa Jahic, nez pointu, calvitie avancée et voix douce, se retrouve seul responsable du trésor. Il n’a plus de supérieur : le grand mufti est retourné dans sa Macédoine natale et le chef local de la communauté musulmane est rentré chez lui, à Mostar. Il va falloir mettre les écrits à l’abri : « L’armée et les espions serbes les cherchaient dans toute la ville. Ils essayaient non seulement de détruire notre peuple mais aussi d’effacer toute trace de notre histoire. »
Dans un premier temps, Jahic choisit de rapatrier les manuscrits dans leur foyer originel : la madrasa Gazi-Husrev- Beg. Mais, pour les déplacer, il faut des bras. Et plutôt musclés. Le directeur refuse de faire prendre des risques aux femmes, certains employés semblent trop âgés pour pareille mission, d’autres vivent hors de Sarajevo, coupés de la ville. Mustafa Jahic s’entoure finalement d’une petite de dizaine de fidèles et de personnes de confiance. « Parfois, on empruntait une voiture, mais, la plupart du temps, on faisait ça à pied. On n’avait pas de planning fixe ; devant l’urgence de la situation, on improvisait. » Jusqu’à trimbaler les ouvrages dans des caisses à bananes. L’ancien directeur s’en amuse encore : « Il fallait nous voir faire des allers-retours sur le pont, un par un pour éviter les snipers qui nous tiraient comme des lapins, avec nos cartons de fruits. » Bientôt la madrasa, pleine à craquer de réfugiés, devient trop petite. Les 500 livres les plus précieux retournent donc dans les cageots pour un aller simple vers la banque Privredna. « Heureusement, tous les coffres étaient vides ! » blague le Dr Jahic.
Un trajet de 1 kilomètre et demi, le bout du monde quand les bombes pleuvent. Il faut se courber, serrer la caisse contre soi et courir en priant pour que les tireurs manquent leur cible. Quant aux autres manuscrits, au printemps 1993, ils prennent leurs quartiers dans une caserne de pompiers désaffectée. Husein Lutumba, le gardien de nuit d’origine congolaise de la bibliothèque, est de toutes les expéditions. Timide, il se fait violence, aujourd’hui, pour raconter son histoire. « Avant le siège, mon travail consistait à protéger les volumes conservés. Pendant la guerre, j’ai simplement continué. J’étais en service. » A chaque équipée, il risquait sa vie, « mais je n’allais pas abandonner la ville qui m’a accueilli quand j’ai quitté mon pays ! ». Après la caserne désaffectée, infestée par les rats, direction… les vestiaires de l’Opéra national. Rebelote : caisses de bananes, personnes de confiance et course sous les balles. Quasiment la routine, pour les déménageurs sarajeviens ! Plusieurs fois par semaine, Mustafa Jahic fait le tour des cachettes. A chaque fois, il doit traverser un cimetière où les tireurs embusqués le prennent pour cible. « Ne vous abritez jamais derrière des tombes musulmanes, elles sont trop fines et trop blanches, vous devenez une cible idéale. Préférez les tombes catholiques ou orthodoxes, plus sombres, plus imposantes », conseille-t-il.
A l’hiver 1994, décision est finalement prise de ramener les ouvrages à la mosquée Careva… où ils étaient conservés avant la guerre. « On s’est dit “Personne n’aura l’idée de les chercher là-bas, puisqu’ils pensent tous que les textes ont été cachés ailleurs” », se souvient Jahic, qui décide au même moment d’assurer la pérennité des textes, en demandant à Muhamed Music, un spécialiste, de réaliser des microfilms des manuscrits. La ville est coupée du monde ? On passera par le tunnel ! Creusé par les militaires bosniens sous l’aéroport de Sarajevo, alors contrôlé par l’ONU, ce passage de 1 mètre 60 de haut sert à transporter des vivres et des armes. Pour le traverser, pas d’autre solution que de se plier en deux, de l’eau jusqu’aux genoux quand les pluies sont trop fortes ou que la neige fond. Après moult tractations, il sera utilisé pour acheminer la citerne, les câbles et l’espèce de gros rétroprojecteur nécessaires à l’opération de sauvegarde. « Réaliser des microfilms était plus compliqué que ce que j’imaginais, admet le Dr Jahic. Pour les développer, on a besoin de produits chimiques, mais surtout d’eau et d’électricité, précisément ce dont manquait Sarajevo ! » A la guerre comme à la guerre : la rivière est à côté, « en cas de coupure de courant, l’équipe de la bibliothèque avait fabriqué un dispositif relié à deux batteries de voiture qui nous donnait une heure de rab », détaille Muhamed Music…
Aujourd’hui, la numérisation est terminée. Après dix ans de travaux, la bibliothèque, qui abrite désormais plus de cent mille volumes, a rouvert ses portes grâce à un financement qatari de 6 millions et demi d’euros. Les étudiants vont et viennent, impressionnés par ce lieu qui respire la sérénité, entre immenses colonnes blanches et vitres en guise de murs. A l’inauguration, il y a un an, Mustafa Jahic a annoncé qu’il quittait son poste de directeur. Réponse des officiels : « Vous avez fait du bon boulot. »