Le drame de la tour Grenfell, symbole de la dérégulation de l’habitat social

25 mai 2018  |  dans International

La tour Grenfell vue depuis la station de métro de Latimer Road. Le spectre de la tour plane au-dessus du quarter. ©Alban Grosdidier

La tour Grenfell vue depuis la station de métro de Latimer Road. Le spectre de la tour plane au-dessus du quarter. ©Alban Grosdidier

Plus de six mois après l’incendie qui a ravagé un immeuble de vingt-quatre étages à Londres, les responsabilités individuelles et institutionnelles du désastre restent encore à établir. Mais au fil des mois, une vérité se fait jour: l’origine du désastre est à rechercher dans le démantèlement de la politique du logement social, un processus qui remonte aux années Thatcher. Reportage à Londres.

Dans le quartier londonien de Lancaster West, la désormais célèbre tour Grenfell s’élève, immense et cramée, au-dessus des habitations. Impossible d’échapper à cette présence angoissante. Dans la nuit du 13 au 14 juin dernier, 71 personnes y ont perdu la vie, piégées par un incendie meurtrier. Six mois plus tard, les responsabilités du drame commencent à clairement émerger. Si un réfrigérateur défaillant serait à l’origine du feu, pour les survivants, les coupables sont tout désignés: le TMO, l’organisme en charge du bâtiment, et le conseil local de Kensington et Chelsea, l’arrondissement du quartier.
Le TMO, dont le nom complet est le KCTMO pour Kensington and Chelsea Tenant Management Organisation, assure la gestion des locations, le service de nettoyage et les réparations courantes, en vertu d’un accord passé avec le conseil du district. Si les responsabilités individuelles et institutionnelles restent encore à établir, au fil des mois, le rôle de cet organisme est pointé du doigt. Et avec lui le démantèlement de la politique du logement social.
Ancien agent d’assurance, ayant lui-même travaillé pour plusieurs conseils d’arrondissement, Joe Delaney, habitant de Lancaster West, remonte aux années 1980 pour établir l’apparition des TMO. « À l’époque, le gouvernement Thatcher et les conservateurs étaient opposés au pouvoir des conseils locaux, alors plutôt travaillistes, sur les dépenses en matière de logement. Ils ont donc passé une nouvelle loi leur interdisant d’emprunter de l’argent ou d’en investir pour l’habitat social. Beaucoup de conseils locaux ont donc confié leurs propriétés à d’autres sociétés, à des associations…»
Parmi elles, les ALMO, pour Arms-Length Management Organisation, des sociétés de gestion indépendantes, dont les missions se superposeront plus tard à celles des TMO. Aujourd’hui, le KCTMO est à la fois un ALMO et une société privée, dont huit résidents siègent au conseil d’administration. « Au départ, ça fonctionnait bien, les résidents pouvaient demander ce qu’ils souhaitaient et le conseil local expliquer ses impératifs. Le personnel du TMO apportait son expertise », raconte Joe Delaney.
Dans les années 2000, cette harmonie se brise, les volontés des uns ne s’accordant plus avec les désirs des autres, la voix des locataires est de moins en moins écoutée. Contactés, les responsables du KCTMO ne partagent pas ce point de vue: « L’organisation est dirigée par des habitants et la majorité des membres de notre conseil sont des résidents élus par d’autres membres résidents. » Sauf que tous les habitants ne sont pas « membres résidents ». Il ne suffit pas de vivre dans un logement géré par le TMO pour prendre part aux élections du conseil d’administration, il faut en faire la demande. Or quelque 4500 résidents, sur près de 10 000 propriétés, ont déposé une requête.
En 1980, alors qu’elle retire aux conseils locaux leurs prérogatives sur l’habitat social, Margaret Thatcher lance aussi le programme Right to buy ou « droit à l’achat », offrant la possibilité aux locataires d’un logement social d’en devenir propriétaires à un tarif inférieur à celui du marché. Revers de la médaille, les conseils locaux, qui encaissent l’argent de ces ventes, ne sont pas autorisés à l’investir dans de nouveaux logements. Depuis, l’habitat social a fondu.

A cinq mois de l'incendie, une marche réclame la vérité et la justice. ©Alban Grosdidier

A cinq mois de l’incendie, une marche réclame la vérité et la justice. ©Alban Grosdidier


 

Sombre prémonition

Après l’arrivée au pouvoir des conservateurs, en 2010, la construction de maisons destinées à la location sociale a baissé de 97%. En 2016-2017, seuls 1102 logements sociaux ont été construits en Angleterre grâce aux fonds étatiques. Par ailleurs, « le gouvernement a ordonné aux conseils locaux de vendre leurs logements sociaux les plus précieux pour aider à financer l’extension du programme Right to buy, dénonçait en juin dernier The Independent. Or, forcer les conseils à vendre leurs propriétés les plus lucratives signifie que les logements sociaux restant sont susceptibles d’être de moins bonne qualité et dans les zones les plus pauvres, y compris les tours comme Grenfell. »
La qualité des logements a en effet longuement préoccupé les habitants de la tour, bien avant l’incendie du 13 juin. À Grenfell, il n’y avait ni alarme centrale, ni système d’arrosage. En novembre 2016, sept mois avant la catastrophe, on pouvait lire ce billet, intitulé « Jouer avec le feu » , sur le site du Grenfell Action Group, qui défend les droits des habitants de Lancaster West: « Seul un événement catastrophique exposera l’inaptitude et l’incompétence de notre propriétaire, le KCTMO. Il mettra un terme aux conditions de vie dangereuses et à la négligence des règles de sécurité imposées aux locataires. » Sombre prémonition.
Les responsables du KCTMO nous ont affirmé vouloir « trouver les réponses à ce qui s’est passé à la tour Grenfell pour s’assurer que de tels événements tragiques ne se reproduisent plus ». Pour Joe Delaney, c’est une promesse difficile à tenir: « Le TMO est supposément celui qui a le contrôle sur les logements et la responsabilité pour les réparations. Cependant, selon la loi britannique, la responsabilité de l’habitat dans un arrondissement, qu’il soit public ou privé, revient au conseil local », dans ce cas à celui de Kensington et Chelsea. Ce même conseil qui, en 2014, a fait pression sur l’entreprise chargée des rénovations de la tour Grenfell, afin d’effectuer des économies sur les matériaux de revêtement de la tour.
Au lendemain du drame, le Guardian dévoilait que « le revêtement de zinc résistant au feu approuvé par les résidents de Tour Grenfell a été remplacé dans le contrat de rénovation avec des panneaux d’aluminium moins chers pour économiser 293 368£ ». Ce revêtement en aluminium est soupçonné d’avoir contribué à la propagation du feu. Son noyau de polyéthylène était classé parmi les matériaux combustibles. Plus grave, selon les avertissements du fabricant, il ne devait pas être utilisé pour les bâtiments de plus de dix mètres de hauteur. La tour Grenfell, qui compte 24 étages, est largement au-dessus de cette limite. Ce qui expliquerait pourquoi la consigne transmise par les pompiers, ignorant que le bâtiment était autant inflammable, intimait aux habitants de rester dans leur appartement.

Antonio Roncolato, rescapé de l'incendie vie dans une chambre d'hôtel depuis 5 mois. ©Alban Grosdidier

Antonio Roncolato, rescapé de l’incendie vie dans une chambre d’hôtel depuis 5 mois. ©Alban Grosdidier


 

Activisme VS. coups tordus

Tel Antonio Roncolato, prévenu de l’incendie par son fils vers 1h30 du matin. Il ne sera évacué qu’à 6hoo. Le soir du 13 juin, Christopher, son fiston, en rentrant dans la nuit, voit les flammes dévorer la tour. Aussitôt, il envoie une photo à son père: « Papa, dégage de là le plus vite possible! »
Les pompiers expliquent à Christopher que son père n’est pas dans la partie de l’immeuble où s’est déclaré l’incendie, et qu’il peut donc rester chez lui. Avec un sang froid étonnant, Antonio Roncolato ouvre les fenêtres pour créer un courant d’air, dispose des serviettes mouillées dans l’appartement et prévient ses collègues qu’il ne sera pas au travail le lendemain. Vers 5hoo du matin, « pour la première fois », il aperçoit les flammes. Il alerte son fils qui, à son tour, notifie le danger aux pompiers qui se décident enfin à évacuer Antonio. Depuis, père et fils vivent à l’hôtel. En novembre dernier, seules 26 familles sur les quelque 130 vivant dans l’immeuble avaient été relogées de façon permanente. Les autres continuaient de naviguer entre logement temporaire et séjours de plusieurs mois à l’hôtel. Après presque six mois à l’hôtel, Antonio a hâte de retrouver un foyer, lui qui adore cuisiner et qui collectionne les bouteilles de vin. Son fils vient, lui, d’accepter un relogement temporaire: un studio meublé dans un immeuble où vit sa tante.
Au fil des semaines, la catastrophe a soudé les anciens habitants de la tour. Ils ont formé un groupe sur WhatsApp, où ils s’échangent les informations obtenues lors des réunions publiques, auprès du bailleur ou des assistants sociaux. Ce groupe, Grenfell United, est reconnu par le gouvernement et se bat pour obtenir justice. Après le drame, la communauté s’est organisée, sans rien attendre des autorités. Sous la voie rapide qui passe au-dessus du quartier, de la peinture de toutes les couleurs a recouvert la grisaille des murs. S’y détachent de grosses lettres en noir et blanc: « La vérité ne sera pas cachée. Enquête publique populaire. » Dans des cases blanches, les activistes et les habitants peuvent venir apporter leur preuves, comme cette lettre rédigée par un groupe de parlementaires alertant le gouvernement, dès 2014, sur l’absence de système d’arrosage en cas de feu dans plus de quatre mille tours du Royaume-Uni. « Rien ne suggère que l’examen de ces changements potentiels spécifiques est urgent », leur avait répondu à l’époque le ministère responsable. À la tête de l’association des habitants de Lancaster West, Jacqui Haynes se consacre désormais au combat pour rendre justice aux victimes du drame. « Un mois après l’incendie, lors d’une réunion publique, un juge a donné aux habitants une semaine pour lui fournir les questions qu’ils souhaitaient voir abordées par l’enquête. Une semaine ! Alors que les gens étaient encore à la rue, traumatisés !»

Cette ancienne travailleuse sociale apostrophe le juge et négocie un délai prolongé. Aujourd’hui, elle porte la voix de 600 à 700 personnes de Lancaster West lors des réunions avec le directeur du conseil local ou même avec Nick Hurd, secrétaire d’État en charge des victimes de la tour Grenfell. « Ils veulent regagner notre confiance, mais ils perdent leur temps. On essaye de trouver des points communs dans leurs volontés et les nôtres pour avancer. Mais ce qu’on veut, c’est révolutionner la politique du logement social dans ce pays », conclut Jacqui Haynes.

Jacqui Haynes, présidente de l'association des résidents de Lancaster West. ©Alban Grosdidier

Jacqui Haynes, présidente de l’association des résidents de Lancaster West. ©Alban Grosdidier


 

Deux enquêtes sont actuellement en cours. La première, criminelle, vise à établir les responsabilités individuelles et institutionnelles. Le seconde, publique, examine la façon dont les pompiers ont agi durant la nuit du drame, les consignes données aux habitants lors de l’incendie, le type de matériaux utilisés dans la rénovation de la tour. Elle vise aussi à déterminer les responsabilités dans la chaîne décisionnelle. Au terme de ces deux procédures, le conseil local de Kensington et Chelsea pourrait se retrouver devant la justice, la loi autorisant les citoyens à porter devant la justice un cas litigieux les opposant à l’État. Qu’en serait-il du TMO ? « Légalement parlant, il sera difficile de le poursuivre dans le cadre de l’enquête criminelle, mais il pourra être inspecté au cours de l’enquête publique », explique Joe Delaney. Toujours bien renseigné, il prévient que le conseil de Kensington et Chelsea est en passe de tenter un coup tordu: « Une motion soumise aux habitants lui permettrait, si elle est acceptée, de devenir le seul membre du conseil d’administration du KCTMO, et d’avoir ainsi les mains libres pour fermer le TMO. » Dans quel but ? « On ne peut pas poursuivre une entreprise qui a mis la clé sous la porte. Au cours de l’enquête, le conseil d’arrondissement pourrait s’arranger pour faire porter toute la responsabilité au TMO. Et ensuite le faire disparaître comme par magie. Personne ne pourrait alors être accusé », analyse-t-il.
Dans ce contexte d’incertitude quant à la volonté d’établir des responsabilités, en décembre dernier, la Commission pour l’égalité et les droits de l’Homme a annoncé qu’elle allait lancer sa propre enquête sur l’incendie de Grenfell. Cet organisme public non ministériel devrait notamment se pencher sur la manière dont l’État enquête sur ce drame, vérifier s’il a bien assuré la sécurité des résidents de la tour et examiner s’il a rempli son devoir de fournir des logements sûrs. La commission enquêtera également sur l’accès au soutien juridique par les habitants, avant et après la catastrophe. « L’incendie de la tour Grenfell est devenu un symbole de l’inégalité qui existe dans notre pays, assène David Isaac, président de la commission. Le premier devoir de l’État est de protéger la vie de ses citoyens. Du droit à la vie au devoir de fournir un logement convenable, il y a plusieurs domaines dans lesquels il a manqué à ses devoirs envers ses citoyens. » Les investigations de la commission devraient se poursuivre jusqu’en avril 2018, avec des mises à jour publiées sur une page web dédiée.