Au Togo, le coronavirus a accéléré la mise en place d’un revenu universel de solidarité
26 septembre 2022 | Rouguyata Sall dans International
Cette mesure d’urgence pourrait se pérenniser et inspirer d’autres programmes de revenu universel sur le continent.
8-5-5… Trois chiffres qui ont permis aux vendeuses de rue de Lomé, aux couturières ou aux cuisinières de continuer à nourrir leurs enfants au plus fort de la pandémie de Covid-19. En composant ce numéro sur leur téléphone mobile, ces femmes, dont l’activité informelle a disparu à cause de la crise, ont pu bénéficier d’un revenu minimum.
Novissi, nom de ce dispositif 100 % digital, a touché près de 570 000 Togolais entre le 8 avril et le 6 juin, date de la levée des couvre-feux dans le Grand Lomé et dans la préfecture de Tchaoudjo. Une première à cette échelle en Afrique.
Lancé dans la région capitale, le programme a été également étendu au canton rural de Soudou au moment où la circulation du coronavirus obligeait à une réduction draconienne des activités. L’inscription, comme le versement des prestations sur le porte-monnaie électronique de bénéficiaires, se faisait sur smartphone.
Pour soumettre une demande d’indemnisation, les intéressés devaient prouver qu’ils étaient togolais et majeurs au moyen de leur carte d’électeur, expliquer leur profession et indiquer leur lieu de résidence.
« Il s’agissait d’un revenu versé deux fois par mois et principalement destiné aux personnes vivant de gains journaliers, sans sécurité sociale et affectés par une baisse d’activité », à cause des mesures sanitaires prises contre le coronavirus, précise Cina Lawson, la ministre de l’économie numérique.
11,3 milliards de francs CFA distribués
Premières concernées parce qu’elles sont plus nombreuses à travailler dans le secteur informel, les femmes ont pu toucher une allocation supérieure à celle des hommes : 12 250 francs CFA mensuels (18,60 euros), contre 10 500 francs CFA (16 euros) pour les hommes.
Au total, 11,3 milliards de francs CFA (17,2 millions d’euros) ont été distribués au Togo via Novissi pendant les trois mois de l’état d’urgence sanitaire. Un montant financé par le Fonds de solidarité nationale et de relance économique, abondé par l’Etat togolais, par des partenaires impliqués dans le développement du pays, comme l’Agence française de développement (AFD) et par des dons privés.
Le petit pays de la côte ouest-africaine, qui réfléchit désormais à pérenniser cette formule, prévoit « à moyen ou long terme de regrouper tous les programmes de protection sociale sous une seule agence et de faire de Novissi sa plate-forme exclusive », selon Cina Lawson. Le Togo franchirait donc un pas vers la mise en place d’une forme de revenu universel. Ou, plus précisément, d’un « revenu universel de solidarité ».
Comme le rappelle Ugo Gentilini, économiste à la Banque mondiale, il y a de nombreuses définitions du « revenu universel de base ». Parce qu’il s’agit pour l’heure d’un versement sous condition, Novissi n’entre pas vraiment dans la définition commune.
Testé aussi au Kenya
La mise en place à grande échelle d’un tel programme comme outil de développement fait depuis longtemps l’objet de débat sur le continent. En Afrique du Sud, il en est question depuis la fin de l’apartheid. Là encore, le modèle choisi ne serait pas vraiment « universel » mais destiné aux 19-59 ans qui n’ont pas accès aux aides sociales. D’abord annoncée comme un relais de l’indemnité d’urgence Covid-19 (350 rands, soit 18 euros), à partir du mois d’octobre, sa mise en place a été repoussée par Pretoria à mars 2021.
Le revenu universel est notamment promu par les lauréats du prix Nobel d’économie en 2019, Esther Duflo et Abhijit Banerjee, qui recommandent de longue date le déploiement dans les pays les plus pauvres de dispositifs suffisamment protecteurs pour permettre à chacun de couvrir ses besoins vitaux. Le couple d’économistes estime en effet que « de nombreux pays, en particulier ceux d’Afrique, disposent déjà de l’infrastructure nécessaire pour transférer rapidement de l’argent à une population en utilisant des téléphones portables ».
En juillet, Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, avait évoqué à nouveau le sujet lors de la Journée internationale Nelson Mandela, appelant à « la création d’une nouvelle génération de politiques de protection sociale », qui inclurait « une couverture santé universelle et la possibilité d’un revenu universel de base ».
Au Kenya, un programme similaire à la version togolaise a d’ailleurs aussi vu le jour en avril. L’ONG américaine Give Directly, qui habituellement vise surtout les populations rurales, a ciblé pendant trois mois les travailleurs du secteur informel des zones urbaines, versant 30 dollars mensuels à 15 700 Kényans.
Auparavant, la même ONG, financée entre autres par l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) et Google, avait testé plusieurs programmes de revenu universel de base.
« Un véritable investissement »
A titre expérimental, 20 600 Kényans avaient ainsi bénéficié d’un versement à hauteur de 22 dollars par mois, pendant deux à douze ans selon les situations. « Nous avons vu les gens utiliser cet argent pou acheter de la nourriture ou investir dans des petits business », détaille Caroline Teti responsable de la défense des bénéficiaires kényans et africains. « Certains ont économisé pour réparer leur maison. D’autres ont investi dans une assurance médicale, en particulier des personnes âgées », résume-t-elle.
Dans tous les cas, le revenu de base n’a pas conduit à une réduction du travail, comme le craignent ses détracteurs. « Jusqu’ici, les éléments dont on dispose montrent bien que ce n’est pas le cas », précise Dean Karlan, professeur d’économie à l’université de Northwestern (Etats-Unis). « On observe au contraire que les gens travaillent plus, mais il faut le démontrer à plus large échelle », poursuit l’universitaire.
Ugo Gentilini rappelle que des transferts monétaires réguliers ont des effet multiplicateurs et que « l’injection d’un dollar génère entre 1,27 à 2,60 dollars dans l’économie locale. » Le scientifique estime que l’on dispose d’ores et déjà « de preuves scientifiques solides que les gens utilisent cet argent de manière très avisée et productive ». C’est donc à ses yeux « un véritable investissement, qui ne rend pas les gens paresseux. Bien au contraire ».
Dean Karlan se dit, pour sa part, impressionné par la vitesse avec laquelle le Togo a lancé Novissi. Pour lui, ce programme peut inspirer d’autres initiatives sur le continent africain et à l’échelle mondiale. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles son département universitaire a décidé d’en évaluer l’intérêt « parce qu’avec des preuves solides de son impact, d’autres pays pourront être rassurés sur le fait qu’une telle mesure fonctionnera aussi chez eux », plaide ce disciple des économistes Esther Duflo et Abhijit Banerjee.
Le gouvernement togolais, lui, compte bien poursuivre sur cette voie. Il mise aujourd’hui sur sa couverture mobile pour avancer et veut s’assurer que chaque citoyen « dispose de trois choses essentielles : une identité biométrique numérique, un téléphone portable et un compte bancaire mobile », liste la ministre Cina Lawson.
Publié dans Le Monde