Chimères et embryons transgéniques : de quoi parle la loi bioéthique ?

27 janvier 2020  |  dans France

Un embryon ©Elena Kontogianni/Pixabay

Un embryon ©Elena Kontogianni/Pixabay

Outre la PMA, la loi bioéthique adoptée ce mardi 15 octobre à l’Assemblée aborde aussi les embryons transgéniques ou « chimériques ». En perspective : des organes humains produits à l’intérieur d’animaux. Ces expériences soulèvent nombre de questions éthiques, auxquelles les chercheurs et la loi tentent de répondre.

« Nous pourrons modifier le génome des embryons humains, nous pourrons fabriquer des embryons chimères mi-animal, mi-homme », dénonçait Blanche Streb le 6 octobre dernier, en plein cortège de la Manif pour tous, horrifiée par le projet de loi bioéthique. Cette directrice d’Alliance Vita chargée de la formation et de la recherche (une association « pro-vie ») exprimait là des inquiétudes semblant relever de la science-fiction, au point d’être moquées dans certains médias. Et pourtant, tout cela figure bien dans le texte que l’Assemblée nationale vient d’adopter en première lecture, mardi 15 octobre, avec pour mesure phare l’ouverture de la PMA à toutes les femmes.
Avec son article 17, en tout cas, le projet de loi d’Agnès Buzyn, ministre de la santé, fait sauter une phrase du code de la santé publique qui datait de 2011 : « La création d’embryons transgéniques ou chimériques est interdite. »
Ce passage, plus précisément, est reformulé pour clarifier la situation sur deux sujets ultrasensibles : d’un côté, l’utilisation d’embryons chimériques « animal homme » ; de l’autre, la modification du génome d’embryon humain à des fins de recherche. Explications.

Les chimères.

Disons-le tout de suite : il ne s’agit pas d’autoriser la fabrication de minotaures, mi-hommes mi-taureaux, comme celui de la mythologie grecque. Par le terme « chimère », les scientifiques désignent un organisme qui contient au moins deux groupes de cellules génétiquement différentes, venant d’individus ou d’espèces différentes. En l’occurrence, il est question d’« embryons chimériques » obtenus par l’injection de cellules humaines dans des embryons animaux.
Que dit le texte voté par l’Assemblée ? Il vient clarifier les pratiques existantes : d’ores et déjà, le code de la santé publique était interprété comme prohibant uniquement l’injection de cellules animales dans l’embryon humain – et pas l’autre sens. Désormais, il dira précisément : « La modification d’un embryon humain par adjonction de cellules provenant d’autres espèces est interdite. »
Mais pourquoi développer des organes humains dans des animaux ? L’une des applications médicales serait de réduire les listes d’attente pour une greffe d’organe. En 2018, seuls 5 805 malades ont été greffés en France, sur les 24 791 qui patientaient, selon l’Agence de la biomédecine.
Aujourd’hui déjà, l’équipe de Pierre Savatier, directeur de recherche, travaille sur les chimères « animal homme » à l’Inserm – c’est toutefois la seule en France. « Si on essaye de faire des chimères animal homme, ce n’est pas pour le plaisir de mélanger deux espèces », précise d’emblée le chercheur à Mediapart.

Basée à l’Institut Cellule souche et cerveau à Lyon, son équipe a expérimenté l’injection de cellules humaines dans des embryons de lapin, et à moindre échelle dans des singes macaques. Les cellules en question sont des « cellules souches pluripotentes induites » (IPS dans le jargon des biologistes), ces nouvelles superstars des laboratoires (à l’honneur du prix Nobel de médecine en 2012) : une fois « reprogrammées », ces IPS peuvent se multiplier à l’infini et se différencier en tous types de cellules (osseuses, sanguines, cardiaques, etc.), à l’image des cellules souches embryonnaires.
Les IPS sont utilisées pour modéliser des pathologies, tester des molécules thérapeutiques. Et comme n’importe quelle cellule prélevée chez un adulte peut donner une IPS – un bout de peau par exemple –, elles représentent une alternative aux cellules souches embryonnaires, dont l’obtention implique de détruire un embryon, ce qui pose un problème éthique.
Ces « embryons chimériques » représentent eux aussi une alternative, puisqu’on ne peut évidemment pas tout faire sur l’embryon humain et qu’il est interdit d’en créer en laboratoire à des fins de recherche.
Ȧ Lyon, pour l’instant, les premiers résultats sur les chimères « animal homme » ne sont toutefois pas concluants et l’équipe a encore beaucoup à faire pour espérer un jour développer des organes. Notons aussi qu’à ce stade, tout se fait in vitro : ces chercheurs n’ont jamais implanté ni développé ces embryons chimériques dans l’utérus d’un animal femelle. Le projet de loi, en tout cas, autorise désormais de façon explicite (à la suite d’un amendement de députés LREM) de tels transferts d’embryons (sous conditions).

Et à l’étranger, qu’en est-il ? Aux États-Unis, l’équipe de Pablo Ross à Davis (Californie) a réussi à créer in vitro des embryons chimériques « mouton homme » en 2018.
Au Japon, la législation vient aussi de changer pour permettre à Hiromitsu Nakauchi de poursuivre ses travaux. Ce généticien a réussi à développer des pancréas de rat dans des souris, et inversement. Pour ce faire, il a injecté des cellules IPS de rat dans un embryon de souris (créant ainsi un embryon chimérique), qu’il a ensuite implanté dans une souris.
Prochaine étape : l’injection d’IPS cette fois humaines dans des embryons de souris et de rat, puis leur développement in vivo dans l’utérus d’une femelle. L’expérience sera ensuite menée sur le porc, intéressant pour sa grande taille notamment et sa physiologie relativement proche de celle de l’homme.
Pour l’homme comme pour l’animal, les questions éthiques qui se posent sont évidemment nombreuses – même si ce n’est pas pour demain et que les laboratoires de recherche ne comptent pas faire comme dans L’Île du docteur Moreau, ce roman de science-fiction de H.G. Wells où un scientifique crée des « hommes-bêtes » capables de penser et parler.
Un groupe de députés Les Républicains a ainsi exposé, ces derniers jours, ses inquiétudes sur l’identité de l’espèce humaine, questionnant « la frontière entre l’homme et l’animal », craignant aussi « le développement d’une conscience humaine chez l’animal ».

Bébés génétiquement modifiés en Chine

Loin d’être excessif, ce dernier point constitue l’une des lignes rouges du chimérisme. Pour John De Vos, médecin et chercheur au CHU de Montpellier et vice-président de la Société française de recherche sur les cellules souches, ce serait évidemment une catastrophe. « Les chercheurs sont les premiers à ne pas vouloir ça, précise-t-il. Ça brouillerait les pistes avec l’animal, ce serait non éthique et totalement inacceptable. »
Pierre Savatier de l’Inserm abonde en ce sens : « On ne veut pas qu’il y ait de chimérisme dans le cerveau de l’animal, qui pourrait conférer des qualités humaines que l’on ne maîtriserait pas. » Ils ne veulent pas non plus « de chimérisme dans les lignées germinales ». Autrement dit que l’animal puisse produire des ovocytes ou spermatozoïdes humains. Sans surprise, il est également inconcevable pour les scientifiques que ces animaux puissent ressembler à l’homme, s’ils venaient à développer des pieds, des mains, etc.
Toujours est-il que ces embryons chimériques inquiètent, même s’il existe des outils et concepts qui pourraient permettre d’éviter cela. Les chercheurs pourraient par exemple modifier génétiquement les IPS pour les empêcher de se différencier en cellules reproductrices ou neurones animaux. Ils pourraient aussi introduire des gènes « suicide » pour éliminer tout neurone humain qui se serait développé. « Ces stratégies ont déjà été utilisées chez la souris, donc, conceptuellement, on sait que ça marche », indique le chercheur de l’Inserm.
Pour lui, toutes ces questions doivent évidemment être prises en compte, mais il précise aussi qu’on ne sait pas quelles sont les bases moléculaires de la conscience humaine. « Par conséquent, dire qu’une chimère avec par exemple 10 % de neurones humains dans le cerveau du porc va donner à coup sûr une conscience humaine au porc, c’est une crainte qui est purement théorique. » Non scientifique. En tout cas, c’est une crainte pour les opposants au projet de loi de bioéthique, tout comme la modification du génome d’embryons humains.

Les embryons transgéniques.

Eux aussi ont fait débat à l’Assemblée. Le mot « transgénique » peut en effet effrayer. Qu’entend-on par là ? Il s’agit d’un embryon dont le génome a été modifié par l’ajout ou la suppression de séquences ADN. Comment ? Avec par exemple la technique d’édition du génome dite CRISPR-Cas9, une révolution scientifique qui suscite d’immenses espoirs et pas mal d’inquiétudes.
L’outil CRISPR-Cas9 est surnommé « ciseau moléculaire », car il peut couper l’ADN à un endroit précis et permet de supprimer une séquence d’ADN et de la remplacer, ou pas, par une autre. Cela peut permettre de mieux comprendre le rôle des séquences en question, de « corriger » un ADN défectueux ou, entre autres, de tester des stratégies thérapeutiques.
Mais cette technique n’est pas dénuée de risques puisqu’elle peut entraîner des modifications non souhaitées. L’an dernier, elle a permis la naissance de deux bébés génétiquement modifiés en Chine, avec un gène désactivé pour conférer une résistance à l’infection par le VIH, virus responsable du sida. La communauté scientifique internationale a tout de suite dénoncé cette première mondiale, qui a valu un procès au généticien chinois He Jiankui. « Il a été clairement reconnu que c’était une erreur éthique », rappelle John De Vos. Il ajoute que cette modification protège peut-être du VIH mais qu’elle expose aussi à des risques encore inconnus. En juin dernier, une étude parue dans la revue Nature explique d’ailleurs que la mutation pourrait avoir réduit l’espérance de vie des jumelles.

Pourquoi les chercheurs veulent-ils donc travailler sur des embryons génétiquement modifiés ? Pour mieux connaître certaines pathologies du développement et à long terme imaginer des thérapies. Sans oublier l’amélioration de la fécondation in vitro, un enjeu clé à l’heure où le projet de loi ouvre la PMA à toutes les femmes. « En modifiant l’embryon de manière génétique, on peut comprendre le développement précoce de l’embryon », explique John De Vos.
En levant l’interdiction de créer des embryons transgéniques, le projet de loi voté mardi autorise ainsi la modification du génome des embryons humains. À des fins de recherche uniquement, et in vitro. L’implantation d’un embryon humain génétiquement modifié, elle, reste interdite, comme l’énonce la convention d’Oviedo, relative aux droits de l’homme et à la biomédecine. Mais elle est présente dans les esprits.
Parmi les députés remontés, on retrouve Thibault Bazin, député LR de Meurthe-et-Moselle. Clairement opposé à l’autorisation de créer des embryons chimériques et transgéniques, il estime que la loi devrait être plus précise sur l’utilisation du ciseau moléculaire CRISPR-Cas9, qui peut, selon lui, « également servir des objectifs transhumanistes » (c’est-à-dire l’amélioration des capacités intellectuelles, physiques ou psychiques de l’être humain).
Quant à Patrick Hetzel (LR), il a interpellé Agnès Buzyn le 4 octobre, dans l’hémicycle, en ces termes : « Vous expliquez que la modification du génome humain ne sera possible qu’en laboratoire, mais pouvez-vous assurer qu’elle ne s’effectuera pas in vivo ? », comme ce fut le cas avec les jumelles chinoises. À quoi la ministre de la santé a répondu : « Les embryons sur lesquels il est possible d’effectuer une édition du génome à des fins de recherche sont exclusivement cultivés in vitro et ne peuvent pas être réimplantés. Ensuite, les modifications génétiques transmissibles au génome humain font l’objet d’une interdiction absolue. »
Dans l’étude d’impact du projet de loi, le gouvernement précisait que l’interdiction de création d’embryons chimériques et transgéniques, défendue par le groupe LR, était « devenue incohérente au regard de l’avancée des techniques ». Comme les chercheurs, il soulignait la nécessité de faire évoluer la loi française dans le contexte de compétition internationale – depuis sa création en 2004, l’Agence de la biomédecine n’a autorisé que 23 protocoles de recherche sur l’embryon humain. Si une première étape législative est aujourd’hui franchie, le texte devrait connaître plusieurs allers-retours entre l’Assemblée et le Sénat.