Anatomie d’un shoot
29 janvier 2025 | Constance Decorde dans International

Les usagers viennent quotidiennement prendre leur traitement au van de l association Ares Do Pinhal. Ici, dans le quartier de Lumiar. © Constance Decorde.
« Voilà, comme ça. Laisse-toi aller. Et respire. » Dans une salle ensoleillée du centre Taipas pour toxico-dépendants implanté à Lisbonne, Léonor aide Natacha* à bien se positionner sur un gros ballon rouge. Ici, dans l’unité d’internement et de sevrage, les sessions de physiothérapie permettent aux patients de se reconnecter avec leur corps, abimé par la drogue et trop souvent oublié. Un processus qui améliore aussi la santé mentale. « Pour que le plaisir qu’ils obtenaient avant avec les drogues soit remplacé par des plaisirs corporels plus simples» explique Léonor, énergique sexagénaire qui travaille ici avec le même enthousiasme depuis 37 ans. « Quand les addicts arrêtent de consommer, ils se sentent inutiles: c’est là qu’il faut intervenir pour modifier leurs mauvaises habitudes. » L’environnement social, le milieu professionnel, l’éducation, les traumatismes mais aussi l’état de santé sont autant de facteurs à prendre en compte lorsqu’on veut soigner l’addiction à la drogue. “C’est une maladie sournoise, profondément ancrée jusque dans le système neuronal du cerveau, qui trouve dans la prise de stupéfiants une récompense immédiate. Le malade souhaite donc absolument recommencer vite pour retrouver ces sensations. C’est un cercle vicieux. Et le pire, c’est que le patient protège sa maladie et n’aide pas le médecin à le guérir !” détaille José Correia, psychologue clinicien au centre Taipas depuis sa création.

Dans la salle de physiotherapie de l institut de rehabilitation de Taipas, Leonor, physiotherapeute, aide Fatima* à bien se positionner sur un ballon rouge. » En soignant le corps, on soigne aussi la tete ». © Constance Decorde.
Soigner plutôt que punir
Cette approche holistique – qui prend en compte le problème dans sa globalité : dimensions mentale, physique, émotionelle… – ne s’est développée que grâce à l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 2001. Le Portugal est alors devenu le premier pays au monde où la consommation et la détention de drogue à des fins d’usage personnel ne constitue plus un délit passible de peines d’emprisonnement. Depuis cette date, les drogues restent interdites et les sanctions pénales sont maintenues en cas de trafic, mais leur usage relève du domaine des infractions administratives, au même titre qu’un excès de vitesse. À ne pas confondre avec la légalisation, que pratiquent sous conditions le Canada ou l’Allemagne pour le cannabis. La loi portugaise se distingue avant tout en mettant la priorité sur la réduction des risques et en faisant du droit l’instrument d’une véritable politique sanitaire. L’usage de stupéfiants relève du domaine du Ministère de la santé et non plus celui de la Justice. Le phénomène s’explique par l’histoire particulière du Portugal. Dirigé par le régime autoritaire de l’Estado Novo jusqu’en 1974, le pays est resté totalement fermé pendant longtemps, ce qui l’a notamment tenu à l’écart des bouleversements sociaux des années 60. « La révolution démocratique des œillets de 1974 a entrainé un effet de rattrapage», explique João Castel-Branco Goulão, membre du groupe pluridisciplinaire chargé par le gouvernement de l’époque de proposer une nouvelle stratégie nationale. Dans les années suivantes, la liberté d’expression, l’indépendance et l’ouverture des frontières sont allées de pair avec une augmentation rapide de la consommation de drogues, qui a atteint son paroxysme au milieu des années 80 : 1 % de la population était alors dépendante à l’héroïne, soit 100 000 personnes ! Au même moment, la fin des guerres de colonisation au Mozambique, en Angola et en Guinée Bissau, pays dans lesquels la consommation de drogues était répandue voire encouragée chez les combattants, a entraîné le retour d’un million d’hommes et contribué à propager ce fléau. “Tous les ingrédients étaient réunis et la consommation a totalement explosé, avec jusqu’à 350 morts par overdose chaque année dans les années 90 ! ”, continue Joao. Le fait que le phénomène ait été visible par tous dans l’espace public – dans plusieurs quartiers, les consommateurs s’injectaient de l’héroïne en pleine rue – et que l’épidémie se soit répandue dans toutes les couches de la société, a cependant déclenché une prise de conscience collective. Une solution s’est alors dessinée : soigner les usagers toxico-dépendants, considérés comme des malades et non plus comme des délinquants, et les orienter vers une prise en charge adaptée. Prévention, traitement et réinsertion. Soigner plutôt que punir.

Au centre de jour de l institut Taipas, les patients viennent plusieurs fois par semaine pratiquer des activites d art therapie, encadrees par la ceramiste et couturiere Fatima. ©Constance Decorde.
Mais pour soigner, il faut du temps, des moyens, et une véritable approche intégrée qui prend en compte toutes les composantes de la dépendance, comme au centre de réhabilitation pour personnes toxicodépendantes de Taipas. Tout d’abord, dans le bâtiment 21B du campus hospitalier Parque de Saude il y a le service des consultations psy, où des médecins comme José Correia accompagnent les patients pour qu’ils se sentent mieux. Non loin, dans un autre bâtiment, juste à côté de la salle de physiothérapie, il y a le service internement et sevrage. Dans cette unité fermée de quinze lits, où des patients majeurs viennent de manière volontaire et sur référencement, tout est organisé pour effectuer une rupture franche et totale avec leur environnement : aucun contact avec l’extérieur, des chambres très sommaires, une salle commune avec télé, pas de téléphone, pas de visite, un programme précis, des sessions de physiothérapie quotidiennes et l’impossibilité totale de sortir pendant 10 jours. “Si jamais quelqu’un décide de partir, c’est possible. Mais il quitte alors définitivement le programme” explique Anna Crocas, psychiatre et responsable de l’unité. Le traitement est gratuit et pris en charge par la sécurité sociale, comme tout ce qui relève des soins relatifs à l’arrêt des stupéfiants. Enfin, accolé à celui du sevrage, il y a le centre de jour, où chacun peut venir plusieurs fois par semaine et qui propose principalement des activités d’art thérapie. Aux dehors, les travailleurs sociaux du centre qui font de la prévention dans les écoles et dans la rue, aux côtés d’associations engagées.
Méthadone, préservatifs et radio des poumons
Dans le nord-est de Lisbonne, une camionnette blanche est garée au soleil, au bord d’une quatre voies qui longe des barres d’immeubles. Dans le calme, un groupe fait la queue.
“Ici, c’est simple. Je peux prendre mon traitement sans ordonnance ni démarches sans fin. Ça m’aide pour décrocher, même si je n’ai pas encore totalement réussi. Mais, au moins, je peux récupérer des seringues propres et jeter les anciennes” raconte Fernando, 58 ans, habitant de ce quartier de Bela Vista. Là, tous les matins, la camionnette de l’association Ares do Pinhal s’installe pour quelques heures. Fernando vient prendre sa dose quotidienne de méthadone, traitement de substitution à l’héroïne, mais aussi parler et surtout être écouté, sans jugement. Ares do Pinhal a mis en place en 2001 cette unité mobile qui va à la rencontre des usagers de drogues et leur propose différents services accessibles très simplement. Lors de la toute première visite, pas besoin de papier d’identité : l’usager doit juste effectuer une analyse d’urine pour vérifier son addiction à l’héroïne et enclencher le traitement à la méthadone. Son dossier est créé, un numéro lui est attribué et basta. “Normalement, ça prend plus de temps pour être intégré à un programme de désintoxication, raconte Carolina, psychologue et coordinatrice de l’unité. Ici, on s’adapte à ce dont ils ont le plus besoin, sans leçon de morale ou tentative de les faire arrêter s’ils n’y sont pas prêts. C’est une façon de remettre un peu de justice à un endroit où il n’y en a pas. Sans nous, ces populations n’iraient nulle part de toute façon.” Plusieurs centaines de personnes viennent ici chaque jour pour prendre une dose de méthadone, échanger des seringues, récupérer un kit d’injection hygiénique complet (soit deux seringues, deux doses d’acide citrique qui aident à dissoudre les drogues, un petit réchaud, un filtre et du désinfectant). Mais ce n’est pas tout : il est aussi possible de faire des radios des poumons, des analyses de sang, de prendre son traitement de trithérapie (contre le VIH) ou contre l’hépatite, de se fournir en protections hygiéniques, en préservatifs ou autres moyens de contraception. L’équipe vérifie aussi que les usagers et anciens usagers se portent le mieux possible. C’est notamment la tâche des éducateurs, avec qui des liens se tissent. “On observe, on discute, on gère les crises aussi. Ce sont des publics compliqués et il faut parfois leur laisser de l’espace pour hurler, c’est salutaire” raconte Nuno, l’un d’entre eux, qui semble connaître tout le monde. Un programme complet, et indispensable. “Ça me permet d’avoir un semblant de vie normale” conclut Joao, 61 ans, clean depuis10 ans qu’il vient ici.

Isabel est infirmiere et travaille dans l association Ares Do PInhal depuis 1997. Elle verifie le numero de chaque usager et leur delivre ensuite ce dont ils ont besoin, selon l’ordonnance. Le plus souvent, ils prennent une dose de methadone, un traitement de substitution de l’héroïne. ©Constance Decorde.
Retour à Taipas et au centre de jour, avec le programme d’art thérapie géré par Fatima, céramiste et couturière. “J’ai vraiment l’impression de participer à leur processus de guérison: au fil des ateliers, je les vois se détendre, se faire plus confiance. Et ils fabriquent des objets vraiment beaux en plus!” dit-elle en montrant leurs diverses créations. Pour Ricardo, jeune homme brun de 29 ans qui vient au centre depuis octobre dernier, cela semble en tout cas porter ses fruits. “Travailler avec mes mains, ça m’aide beaucoup, je crée quelque chose de tangible et ça occupe mon esprit.” Ricardo habite seul et ne voit que très peu ses parents divorcés, pendant 9 ans, il fumait jusqu’à 30 joints par jour. Ajoutant aussi, de temps à autre, de la cocaïne et des champignons, le tout saupoudré de médicaments contre l’anxiété. Peu à peu, le jeune homme a délaissé ses études et toutes ses relations amicales ou familiales ; il a développé des psychoses qui l’ont littéralement empêché de vivre. “Je ne voyais personne, j’avais des crises d’angoisse tous les deux jours, j’entendais des voix, j’avais des hallucinations. À un moment, j’ai eu une relation amoureuse, mais mon anxiété a empiré et j’ai tout arrêté. De toute façon, je me suis totalement coupé de mes sentiments.” Après avoir tenté plusieurs fois d’arrêter, sans succès, Ricardo est désormais sobre depuis un an. “J’ai même commencé à me pardonner à moi-même. Et à espérer à nouveau.”
« Il faut les reconnecter avec la société »
À la commission de dissuasion de la toxicomanie, organe administratif créé par la loi de 2001, Nuno et ses sept autres collègues reçoivent les consommateurs arrêtés par la police en possession d’une dose de stupéfiants utilisée à des fins personnelle (25 grammes pour de l’herbe, 5 grammes pour de la résine de cannabis, 2 grammes pour de la cocaïne, 1 gramme pour de l’héroïne, de l’ecstasy/MDMA et des amphétamines). Lors de leur premier rendez-vous, la situation des consommateurs est évaluée avec un travailleur social et un psychologue. On détermine son niveau de risque d’addiction et on prend une décision. « Si le risque est bas, on leur donne des informations sur les drogues et la procédure est suspendue. Si le risque est modéré, on leur propose de consulter ; et si le risque est élevé et que l’addiction est avérée, on les oriente vers un traitement plus conséquent. Mais tout est fondé sur le volontariat. C’est à eux de décider”, explique Nuno. Au bout de neuf mois, si la procédure recommandée a été bien suivie, la sanction administrative est levée. La plupart des 2 000 usagers annuels qui passent par ici, soit 70% des cas, présentent un risque bas d’addiction. “Je pense que ce qu’on met en place ici fonctionne; de toute façon, la justice n’est pas là pour s’occuper des addicts. Et sanctionner, ça n’a jamais fait arrêter de consommer un drogué. La plupart ont subi des traumatismes, c’est ça qu’il faut soigner. Il faut les reconnecter avec la société”, conclut Nuno.

Les usagers viennent quotidiennement prendre leur traitement au van de l’association Ares Do Pinhal. Ici, dans le quartier de Lumiar. © Constance Decorde.
Dans le bureau de Sandra, psychanalyste à Taipas depuis 30 ans, le constat, bien que positif, est plus nuancé. “Quand, à la fin des années 90, la société a évolué et réalisé qu’il fallait traiter les addicts et qu’ils n’avaient pas du tout leur place en prison, le monde médical aussi s’est adapté à la réalité sociétale. Avec ce même objectif d’adaptation en tête, la liste des addictions s’est allongée avec, en 2007, l’alcool et le tabac. Puis, quelques années après, les addictions sans substances : nourriture, sexe, jeu et shopping. Pour traiter toutes les dépendances. Nous avons aussi mis en place une équipe spécifique pour les publics LGBT, parce qu’ils ont des besoins qui leur sont propres” explique Sandra. Le parcours de soins intégré du centre Taipas est ainsi complet. “ Beaucoup de personnes sont réintégrées dans la société quand ils sortent d’ici. De toute façon, si on ne les aidait pas, ce serait pire”. Mais en raison de la crise financière de 2008 et de la moindre omniprésence du problème, la politique nationale en matière de drogues a changé en 2012 : réduction des coûts, baisse du budget alloué, rationalisation et démantèlement des centres de réhabilitation et fermeture de l’organisme national indépendant qui chapeautait le tout. Et la situation a empiré à nouveau. “C’était une erreur selon moi. Parce que désormais, il faut tout reconstruire”, conclut Sandra avant de partir en consultation. L’année 2024 a marqué un nouveau tournant : le gouvernement, décidé à redonner des moyens à la lutte contre les addictions, a créé un nouvel institut en charge de la stratégie nationale, l’ICAD (Institute for addictive behaviors and addictions), avec à sa tête, Joao. “Avec l’émergence de nouveaux comportements d’addiction, de nouvelles drogues et l’arrivée des migrants, nous sommes face à de nouveaux défis. On est actuellement en train de reconstruire une réponse sérieuse. Mais quelle perte de temps”, regrette-il, amer. Vingt ans après la loi, le taux de mortalité liée aux drogues dans la population portugaise a considérablement baissé et est aujourd’hui un des plus faibles de l’Union Européenne. Le taux de mortalité dû aux drogues est passé de 34 décès pour 1 million d’habitants à la veille de la réforme à 6 pour 1 million en 2019. Soit quatre fois moins que la moyenne européenne, qui est de 23,7. Les niveaux de consommation en sont également en-deçà, et ce quel que soit le produit. La démonstration est encore plus spectaculaire pour les jeunes : le Portugal enregistre les niveaux de consommation parmi les plus bas dans la classe d’âge des 15-34 ans. Enfin, la révision législative de 2001 a donné au Portugal une visibilité internationale importante : des délégations nationales du monde entier, du Danemark au Mexique en passant par le Canada, sont venues à Lisbonne pour s’informer sur cette nouvelle approche. De quoi inspirer la France, à l’heure où le débat sur la question n’émerge que timidement?