Portland face à la crise du fentanyl

29 janvier 2025  |  dans International

Un membre de la Mental Health & Addiction Association of Oregon (Association pour la santé mentale et l’addiction de l’Oregon), à la rencontre d’un toxicomane © David Breger

La crise des opioïdes qui ravage les États-Unis a contraint l’Oregon, qui avait été le premier État américain à décriminaliser la possession de drogues dures en 2021, à faire marche arrière en septembre 2024.

Eux ne cherchent pas à se cacher. Dans une allée passante de Chinatown, quartier historique de Portland (Oregon), Aaron, 37 ans, et ses amis sortent un petit sachet de poudre de fentanyl. L’homme vit dans la rue, ayant perdu pied après une rupture difficile ; la drogue est devenue son quotidien. Alors qu’ils chauffent le produit dans du papier aluminium et sortent une paille pour fumer, un bruit sourd et un cri les arrêtent : « Un homme à terre ! » Celui qui vient de tomber ne répond plus aux sollicitations.
Dans la panique et la confusion, chacun cherche dans ses affaires du Narcan, le médicament qui permet d’enrayer l’overdose. Ici, usagers, travailleurs sociaux ou simples résidents en portent toujours sur eux. Un membre du groupe se saisit d’une seringue et la plante, comme un urgentiste professionnel, dans l’épaule de l’homme à terre, qui revient à lui dans un  râle de douleur. « Comme lui, je suis mort et ressuscité plusieurs fois », raconte Aaron.

Accompagnement vers le soin 

Cette scène, devenue quotidienne à Portland, ses  habitants ne veulent plus la voir. Dans certains quartiers du centre, les tentes de sans-abri — ils sont près  de 6 300 pour 635 000 habitants — s’alignent le long des trottoirs, et la consommation se fait en plein jour ; seringues, alu et détritus jonchent le sol. La vie est rythmée par les sirènes des ambulances. En matière  de lutte contre la toxicomanie, l’Oregon faisait pourtant figure de pionnier en 2021 quand cet État de  l’Ouest états-unien a adopté une loi, la mesure 110, décriminalisant la possession de petites quantités de drogues, y compris les drogues dures. Une première aux États-Unis, inspirée du modèle portugais, qui promettait de traiter les toxicomanes en malades et non en délinquants, et les accompagner vers le soin. Au lieu d’arrêter les consommateurs, la police leur infligeait une amende de 100 dollars, qui pouvait être  levée si la personne appelait un numéro d’aide au traitement de la dépendance. Mais l’initiative semble avoir tourné au fiasco. Face à la multiplication par cinq des overdoses liées aux opioïdes — de 280 en 2019 à  1 392 en 2023 — et à la pression populaire, les législateurs de l’Oregon ont rétropédalé. Depuis septembre 2024, la possession de drogue est à nouveau  un délit passible d’une peine allant jusqu’à six mois d’emprisonnement. Un retour à l’ordre que voit d’un bon œil Brad Popick, propriétaire du magasin Portland Outdoor Store, un business familial depuis 1929 : « Nous sommes une ville généreuse, et nous pensions qu’aider les toxicomanes ferait baisser la criminalité… mais c’est l’inverse. Mon magasin a perdu des milliers de dollars à cause des vols. Portland attire des gens de tout le pays qui viennent pour profiter de sa politique libérale. Les commerces quittent le centre-ville. Les familles ne veulent plus y venir car elles ont peur de voir des drogués  devant nos vitrines. » Désormais, des agents de sécurité privée patrouillent devant de nombreuses boutiques. Jerry Cioeta, sergent de police depuis 26 ans  à Portland, connaît ces rues par cœur. À la tête de l’unité cycliste de la ville, il est au contact direct de la drogue. Selon lui, l’échec de la décriminalisation est dû avant tout à un défaut de moyens : « Traiter la toxicomanie comme un problème de santé publique est fantastique, en théorie, mais nous avons adopté une loi sans les infrastructures pour la soutenir. Il n’y a que deux centres de désintoxication en ville et ils sont constamment pleins. Personne ne payait les amendes que nous distribuions et seulement 1 % a abouti à des appels pour des soins. »

Addictions et surdose

De surcroît, l’initiative a été lancée au plus mauvais moment, en pleine crise du Covid, et alors que le fentanyl inondait la côte ouest. Un opioïde de synthèse très peu cher — entre un et trois dollars la pilule — et 50 fois plus puissant que l’héroïne, rendant l’addiction plus forte et les surdoses plus fréquentes. « Cela nous frappe comme aucune drogue auparavant. Les services de santé, de police et de justice sont dépassés », souffle  Jerry. La nouvelle loi permet d’appréhender plus facilement les dealers. Il s’en félicite et fait valoir que si le juge va avoir la possibilité d’appliquer d’autres sanctions que la prison, cette dernière « reste parfois bénéfique pour retrouver la sobriété ». Un discours que ne partage pas Madison Woods, 27 ans. Toxicomane et condamnée pour des crimes contre les biens, celle-ci  sort d’une audience de justice pour le suivi de sa réinsertion : « Je suis sobre depuis cinq mois. La prison m’a  amenée à la désintox, mais elle m’a aussi traumatisée, j’y ai été maltraitée physiquement par les agents. J’aurais préféré être dans un centre adapté, car me sevrer du fentanyl a été la pire expérience de ma vie : pendant deux semaines, je tremblais, vomissais, voyais trouble. »

Programmes de réduction des risques

C’est aussi la spécificité de cette drogue, qui nécessite un accompagnement plus long. « On n’a pas laissé assez de temps à cette mesure pour être efficace », déplore Lauren Armony, directrice de programme de Sisters of the Road, une association qui aide sans-abri et toxicomanes ; 300 millions de dollars, issus des taxes sur la vente du cannabis, ont pourtant été dégagés par la mesure 110 pour financer des programmes de  réduction des risques, aide au logement, désintoxication. « Mais ils commençaient à peine à être mis en place.  Il est facile d’accuser cette mesure, mais nous faisons face à des décennies de politiques néolibérales qui ont dérégulé le logement social. La situation des sans-domicile est dramatique et la criminalisation ne fera que leur poser des barrières supplémentaires pour accéder à l’emploi et au logement. » Lauren dénonce une mesure qui ne cherche qu’à éliminer « la partie visible du problème ».  Un argument qui fait mouche, en cette période d’élection présidentielle. Portland est un bastion démocrate,  et son maire, Ted Wheeler, reconnaît l’échec de la mesure, mais dénonce un narratif négatif dans de nombreux médias conservateurs. Sa ville y est décrite comme l’illustration d’un « laxisme démocrate », alors que l’épidémie de fentanyl touche l’ensemble du pays.  Donald Trump cible régulièrement Portland, la qualifiant de « détruite », en faisant allusion aux longues  manifestations et émeutes de 2020 qui ont secoué la ville après la mort de George Floyd. Dans une Amérique où le fentanyl est la première cause de mortalité des 18-45 ans, les propositions du candidat républicain à la Maison-Blanche d’une guerre contre les cartels mexicains de la drogue et d’un renforcement du contrôle des frontières séduisent les familles touchées, jusque dans un État « bleu », comme l’Oregon. À l’échelle du pays, cette épidémie pourrait bien influencer l’élection. Selon un sondage Bloomberg News de mars 2024, 8 électeurs sur 10 des swing states, états clés pour l’élection, déclarent que la question du fentanyl est très importante ou assez importante dans  le choix de leur futur vote. Avant la question du changement climatique, de l’avortement ou des guerres en Ukraine et à Gaza.