Trente ans après sa mort, Kurt Cobain divise toujours sa ville natale
9 avril 2024 | David Breger dans International
Alors que les fans se pressent à Aberdeen, dans le nord-ouest des États-Unis, le fils maudit du pays est loin d’y faire l’unanimité. Le pont de son adolescence pourrait disparaître.
«Kurt qui?» Une jeune femme esquisse une moue surprise. «Non, je ne sais pas qui c’est. Je n’écoute pas vraiment de musique, je suis mère de famille et je dois m’occuper de mes enfants.» Les deux préados qui l’accompagnent semblent tout aussi interloqués. La famille s’engouffre dans une allée pleine de petites baraques décrépies ou condamnées. Des appareils électroménagers du siècle précédent s’entassent sur les porches.
Nul n’est prophète en son pays. Dans ce quartier très populaire d’Aberdeen (État de Washington, dans le nord-ouest des États-Unis), gracieusement surnommé «Felony flats» («Les logements du crime»), au 120 East first street, a vécu jusqu’à l’âge de 9 ans et le divorce de ses parents en 1976 un jeune blondinet nommé Kurt Cobain. Ensuite trimballé dans plusieurs foyers familiaux, il y est revenu par intermittence, durant une adolescence passée à errer de canapés en canapés.
Devant sa modeste maison en bois peint jaune clair, les fans se succèdent pour faire des selfies. Brésil, France, Lettonie, Inde… Ils viennent de partout, et tous les jours. Quelques rares Aberdoniens sont là aussi, comme Arnie, 71 ans, et son fils Eric, 39 ans, ravis de voir le monde à leur porte. Tous deux sont musiciens amateurs et fans de la première heure, avant qu’en 1991 «Smells Like Teen Spirit» ne tourne en boucle sur MTV et propulse Nirvana, petit groupe de la scène locale, au devant de la scène mondiale, avant la gloire, les tabloïds, la drogue, la balle dans la tête.
«Nous sommes très fiers qu’il vienne de notre petite ville. Il a révolutionné la musique et de nombreux jeunes comme moi se sont lancés grâce à Nirvana», explique Eric, lui-même batteur. Tout comme Kurt à l’âge de 20 ans, Eric a quitté Aberdeen pour Olympia, à une heure de route en direction de Seattle, la ville étudiante, à la vie culturelle alternative foisonnante. C’était un mouvement il y a trente ans, ça l’est encore aujourd’hui.
«Quand on visite Aberdeen, on comprend»
Cobain, lui, n’attendait que ça: quitter Aberdeen, qu’il considérait comme une cité déprimante, remplie de rednecks machos et homophobes, où il se sentait incompris et rejeté. Son pote de lycée et acolyte bassiste, Krist Novoselic, avec lequel il a joué dans plusieurs groupes avant de fonder ensemble Nirvana, en est parti avant lui. Comme bien d’autres, fuyant cette ville de 17.000 habitants, autrefois fleuron de l’économie forestière et portuaire, dont les industries ont décliné constamment depuis les années 1970. Les scieries ont fermé les unes après les autres, et les emplois ont disparu.
Lors de son adolescence sans foyer fixe, Kurt dit avoir dormi, à quelques centaines de mètres de chez lui, sous le pont de Young street. Cette expérience lui a inspiré la chanson «Something in the Way». Même si l’homme avait tendance à réécrire sa propre légende et que l’histoire semble romancée, l’endroit est désormais un lieu de pèlerinage pour les fans. Juste à côté du pont, tagué de graffitis qui pleurent et remercient l’idole disparue, un parc en sa mémoire a été aménagé en 2011, avec plusieurs plaques à son effigie et une statue de sa fameuse guitare Jag-Stang.
L’initiative est à mettre au crédit de bénévoles locaux, pas de la commune, qui ne l’a officiellement reconnue qu’en 2015. De la même façon, c’est un financement privé qui a permis la mise en place de la plaque «Welcome to Aberdeen: Come as you are», autre hommage visible, à l’entrée de la ville. En 2011, le conseil municipal a même massivement refusé de renommer ledit pont en l’honneur du musicien. Kurt Cobain détestait sa ville, et elle le lui a bien rendu. Parmi ceux qui s’opposent farouchement à honorer sa mémoire, nombreux dénoncent alors son «mode de vie» et son addiction à l’héroïne et ne souhaitent pas en «faire un exemple».
Assis sur un banc du parc et regardant la rivière Wishkah, Carter, 38 ans, semble se mettre dans la peau de Cobain. En l’absence de tombe, le chanteur ayant été incinéré après son suicide en 1994, le lieu est propice au recueillement. La matinée un peu grise, le remous des eaux boueuses et le léger crachin ne font rien pour faire taire les stéréotypes sur la ville et l’odeur de déprime qui y flotte. Venu de Fort Wayne dans l’Indiana, Carter, prof d’histoire en lycée, a littéralement traversé le pays, pour ce pèlerinage. Fan depuis l’enfance, il a redécouvert Nirvana adulte: «Ça m’a frappé différemment: la maturité de l’écriture de Kurt, et les thèmes abordés avant-gardistes pour l’époque. Son féminisme: la chanson “Pennyroyal tea”, qui évoque l’avortement et l’engagement du groupe, qui a joué un concert de charité “pro-choice” en 1991. C’est notable aujourd’hui, alors que l’Amérique revient en arrière sur cette question. Quand on visite Aberdeen, on comprend qu’il se soit senti en décalage.»
Lieux de mémoire
Cobain est aujourd’hui à nouveau source de discorde. Derrière Carter, un panneau annonce une réunion d’information sur l’avenir du pont. Vieillissant et détérioré, il doit être remplacé. Plusieurs options sont sur la table: le raser complètement, en garder une partie en hommage à l’ex-leader de Nirvana, ou le conserver pour les fans, les piétons et les cyclistes et construire un pont pour les véhicules un peu plus loin. Le conseil municipal ne semble pas prêt à se mettre d’accord, malgré les tentatives de persuasion du nouveau maire, Douglas Orr. Élu en décembre 2023 à quatre voix près, il est ouvertement gay et démocrate. Une révolution dans cette petite ville historiquement conservatrice. Peintre, il a ouvert l’unique galerie d’Aberdeen et veut mettre l’art au cœur de son programme pour revitaliser un centre-ville déserté, abandonné au profit des centres commerciaux, comme le gigantesque Walmart en périphérie. «La sécurité est primordiale et un nouveau pont est nécessaire, explique-t-il, mais je me battrai pour préserver l’ancien. Kurt Cobain est une attraction majeure qui amène, ici, des milliers de touristes chaque année. C’est une opportunité formidable pour la ville, mais ici les gens ne le comprennent pas. Il reste un gamin du coin, alors qu’ailleurs il est l’équivalent d’Elvis Presley ou de John Lennon. Il y a une forme d’amertume et de résignation ici. On préfère se plaindre en regrettant le passé glorieux qu’agir.» Et Aberdeen a besoin d’activité: le comté de Grays harbor a le troisième plus haut taux de chômage de l’État de Washington.
Sur le chemin des plages touristiques du Nord-Ouest Pacifique, Aberdeen et son centre désert où errent des sans-abris n’est pas une destination. Pour qu’elle le devienne, Douglas Orr compte sur les projets de Dani et Lee Bacon. Le couple a racheté en 2018 la maison d’enfance de Kurt Cobain. «Elle était en vente depuis des années car la famille en demandait 500.000 dollars, bien au-dessus du marché. Mais une fois que le prix a baissé, nous l’avons visitée, par curiosité, se rappelle en souriant Dani, 53 ans. C’était très émouvant car la maison n’avait pas bougé depuis que Kurt y a vécu.» Il y restait des meubles, du papier peint d’époque et même des trésors tels que des dessins d’enfance de Cobain, ou les noms de ses groupes favoris gravés sur les murs. Avec son mari, fan de punk, leur est venu l’idée folle d’acheter pour transformer la demeure en musée. Ils y travaillent depuis plusieurs années et l’ouverture devrait avoir lieu l’été prochain. «Nous savons que ce genre d’opérations peut provoquer la suspicion des fans, mais nous ne le faisons pas dans un but commercial. Notre association est à but non lucratif avec l’idée de partager ce patrimoine avec eux.»
La demeure a été reconnue en 2021 comme site historique national. «La famille nous fait confiance et nous échangeons régulièrement avec Kim, la sœur de Kurt, qui nous renseigne sur la disposition des meubles, les objets que nous devons chiner pour recréer l’intérieur à l’identique. Kurt a beaucoup critiqué Aberdeen, mais en vieillissant, il a reconnu avoir eu une enfance heureuse et une mère aimante. On veut se concentrer sur cette partie positive de sa vie», continue Dani. Le couple récolte les souvenirs, les photos, les anecdotes des voisins, «loin des histoires sensationnelles liées à la célébrité ou à la drogue».
En plus de la maison, Dani et Lee prévoient d’ouvrir plusieurs espaces dans le centre-ville, un café, une galerie de photos, vidéos, guitares et une expérience reconstituant des lieux emblématiques des débuts de Nirvana. De quoi attirer et faire rester des touristes à Aberdeen, où aucun lieu ne renseigne sur l’histoire du groupe, majeur dans celle du rock . «Il y a dix ans, on n’aurait pas eu de soutien de la mairie, mais aujourd’hui les choses changent», avoue Dani. Après trente ans, il est temps.
Un mélange de haine et d’amour
Du côté de l’opposition municipale, le projet des Bacon séduit aussi, mais le sort du pont questionne. Debi Pieraccini, candidate malheureuse à la mairie, explique : «Je ne suis pas opposée à garder le pont en mémoire, mais c’est une question de budget. L’État nous a alloué 23 millions de dollars. On ne sait pas si c’est faisable de conserver le pont et d’en construire un nouveau à la fois.» La conseillère municipale se dit fière de Kurt Cobain, mais ses sentiments sont partagés: «Je suis grand-mère et je ne veux pas voir mes petits enfants traîner sous ce pont, où il se droguait et qu’encore aujourd’hui des toxicomanes fréquentent. Je ne pense pas que cela doit être glorifié.»
Debi Pieraccini n’a jamais été fan de Nirvana: «J’écoutais du heavy metal. J’ai beaucoup d’amis qui aujourd’hui ne l’aiment toujours pas. À l’époque, personne ne voulait traîner avec lui: son style vestimentaire sale, sa musique, tout faisait de lui un paria.» Les vieilles querelles de lycée sont tenaces et sont aussi le témoignage de l’histoire musicale. À Aberdeen, avant que le grunge ne vienne dynamiter la vieille garde du hard rock, c’est un autre Kurt, Kurdt Vanderhoof, guitariste du groupe Metal Church, qui est la star de la ville.
Retour près de la maison d’enfance de Cobain. Sous son porche, Travis, 30 ans, blond aux yeux bleus comme Cobain, farfouille sous les capot de sa voiture tandis qu’un de ses potes, vautré dans un vieux fauteuil, gratouille une basse. Cela fait huit mois qu’il a emménagé. «Je n’avais pas réalisé que j’habiterais juste derrière la maison de Kurt Cobain, s’étonne-t-il. Mais je comprends sa relation avec Aberdeen. C’est un mélange de haine et d’amour. C’est beau ici et tu veux être heureux, il y a la nature, mais tu regardes autour de toi et tu vois de la dévastation, les maisons sont en ruine. Tout y pourrit. Je ne suis pas très optimiste, mais je travaille dans la construction et je sais ce qu’il n’est plus possible de réparer.» Travis s’emporte en pointant le parc en mémoire de Kurt Cobain: «Un panneau dit qu’il est notre héros bien-aimé. Ça me dégoûte. C’est la dernière chose qu’il aimerait entendre. À Aberdeen, on l’a maltraité, on l’a foutu dehors, on l’a traité de junkie. Et c’est pour cela qu’il jouait de la musique.»