Tourisme gay : les Français font la fine bouche…

17 juin 2006  |  dans Enquêtes

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« Les professionnels du tourisme gay s’en mettent plein les poches ». Encore une idée reçue. Le marché en France est loin de remporter le succès qu’il connaît aux Etats-Unis. L’esprit anti-communautariste, la frilosité des opérateurs et des pouvoirs publics sont un frein au développement de cette industrie.

«Le gay aime le beau. Il sait apprécier le raffinement et dépense l’argent sans compter… »
La commerciale d’un tour opérateur réputé pour ses tarifs low cost présente, un à un, les produits les plus chers de son catalogue. Elle poursuit sans complexe : « Voyons… pourquoi pas un relais château ? Un voyage de charme en Méditerranée ? Ou tout simplement une destination insolite ? » Assise devant une dizaine de bandeaux publicitaires affichant des circuits à « pris cassés », la responsable du stand a une vision bien définie du voyageur gay. Il est riche, aime le luxe, les produits branchées et ne demande qu’a redécouvrir l’île de Mykonos. Le client idéal de n’importe quel voyagiste qui se respecte. Mais tout n’est pas si rose au pays merveilleux du tourisme homo. Et bon nombre de professionnels se sont déjà cassé les dents sur la poule aux œufs d’or. Selon l’institut de sondage Ipsos, les homosexuels seraient a 47% des CSP+ (catégories socioprofessionnelles les plus privilégiées). Et, d’après « l’essentiel du management », leurs revenus dépasseraient de 20% la moyenne nationale. La sexualité déterminerait-elle le parcours professionnel des individus ? Rien n’est moins sûr. « Auparavant, les gays qui répondaient à ce type d’études appartenaient aux catégories les plus favorisées de la population, explique Antonio, directeur de la prévention au Syndicat national des entreprises gay (Sneg). Aujourd’hui, de plus en plus d’homos des tous les milieux sociaux font leur coming out. De ce fait, l’écart avec les hétéros tend à se resserrer. »

Le monde merveilleux du tourisme rose pâle

Les homosexuels, rarement parents, appartiennent à la catégorie des « dinks » (double incoms, no kids) c’est-à-dire double revenus sans enfants. Une partie plus importante de leur budget est donc allouée aux dépenses de voyages. Les chiffres sont révélateurs. Selon une étude réalisée par Ipsos media* (* sur la base d’un sondage sur des sites internet gays et non gays), 36% des gays sont partis au moins cinq fois en week-end ces douze derniers mois, contre 26% des hétéros. Et 53% d’entre eux ont effectué au moins un voyage à l’étranger, soit 13% de plus que le reste de la population. Le sondage montre également qu’ils vont plus souvent au restaurant, au cinéma, etc. Ainsi, les loisirs représentent pour la population homosexuelle la partie la plus importante de son budget. Ajoutez à cela les chiffres d’affaires faramineux de l’industrie américaine du tourisme communautaire (selon les estimations entre 55 et 60 milliards d’euro en 2005) et vous aurez convaincu n’importe quel professionnel de se lancer dans l’aventure. D’où l’éclosion, depuis une dizaine d’années, de portails et d’agences** (**Gaytitude, BLB tourisme, Gay-vasion, Gay-voyage, Hors séries, Pink travel, Ok tours, Sait voyages, Vivacances…) en ligne (ou pas) spécialisées dans le voyage identitaire. Tous se sont mis à rêver de compter dans leurs tiroirs-caisses la fameuse « pink money ». Mais, pour beaucoup d’entre eux, le réveil a été brutal. Et le succès de certaines offres reste l’exception dans le paysage touristique gay. En témoigne la déconvenue du voyagiste Oléa qui devait ouvrir, au printemps 2004, le premier club de vacances européen gay et lesbien dans l’enceinte du Club Med Mare Nostrum, en Grèce. Le projet s’est soldé par un échec cuisant puisque la société n’a pas été en mesure de remplir les chambres et de payer le club. Même résultat pour l’opération « love boat ». Le paquebot de 900 chambres, entièrement dévolu aux plaisirs estivaux de la communauté, s’est avéré un gouffre financier car le même voyagiste n’a pas été en mesure de remplir son carnet de réservations. Enfin, la première agence de voyages identitaire, Eurogays, à dû mettre la clé sous la porte après quelques années d’existence seulement. Ainsi, la plupart des professionnels interrogés affirment que la communauté homosexuelle en France ne voyage pas en groupe, contrairement aux autres. « D’où l’échec de certaines opérations avec des objectifs trop importants », affirme un voyagiste spécialisé. En effet, les « frenchies », dans leur manière de partir en vacances, se différencient beaucoup de leurs homologues américains, qui connaissent le tourisme gay depuis déjà 20 ans. En France, même chez les tours opérateurs ou revendeurs étiquetés « homo », le tourisme identitaire ne fait pas l’unanimité. La direction d’Attitudes Travels affirme, par exemple, que 50% de sa clientèle lui achète des produits classiques. Au Sneg, le constat est identique : « Une grande majorité de structures exclusivement gays ont dû passer à l’étiquette gay-friendly. En effet, ils se rendaient compte qu’ils se fermaient des portes en ne s’adressant pas aux hétéros et que les gays français refusaient de s’enfermer dans un endroit non-mixte », affirme Antonio Alexandre, directeur national du syndicat. Il faut donc relativiser l’importance du tourisme identitaire. Car si les gays partent d’avantage, une grande partie d’entre eux n’adhère pas à cette approche des vacances et préfère se mélanger au reste de la population. « Ces personnes considèrent que leur homosexualité ne constitue qu’une facette de leur personnalité et ne justifie pas la recherche de destination identitaire », affirme la journaliste Frédérique Fau, dans la revue « Espaces ». Elle ajoute : « Contrairement aux Etats-Unis, en Europe le réflexe communautariste est culturellement moins marqué. » Cette différence se manifeste dans les pratiques touristiques gays, mais également dans la frilosité des opérateurs généralistes et des pouvoirs publics.

Sous le soleil de la frilosité

S’il y a certes une multiplication de portails touristiques, il n’existe qu’un seul producteur de voyage spécifiquement gay (qui, au passage, ne vend que 10% de sa production propre, le reste étant issu de catalogues de généralistes ou autres). Les autres se contentent de revendre les produits des catalogues généralistes et de producteurs spécialisés étrangers. D’où l’apparition, dans le paysage touristique identitaire, des premières « marques blanches ». Des enseignes gays qui ne vendent presque qu’exclusivement les produits des tours opérateurs (TO) généralistes auxquels elles appartiennent. C’est le cas de la marque Hors-Séries, qui propose la production du TO Génération voyages (membre du réseau Afat voyages). Ou de la société Croisitours, avec le site Gayvasion. Ainsi, lorsque l’on cherche à joindre par téléphone l’une ou l’autre des ces enseignes gays, on tombe automatiquement sur l’accueil des tours opérateurs généralistes. A l’inverse, aucune publicité sur les sites Internet des généralistes n’est faite pour promouvoir les offres communautaires. Difficile donc de faire le lien entre les deux marques. « Il n’y a pas d’intérêt à attirer une clientèle qui ne serait pas concernée par ce type de tourisme », justifie Jean-Luc Dufresnes, directeur de Hors-Série. Le PDG d’Attitudes Travels n’est pas de cet avis. Pour lui, « les marques blanches sont une manière de ne pas assumer son offre gay devant sa clientèle traditionnelle. » Et de renchérir : « C’est clairement de la pêche au fric des homos. » Le club Med, lui, ne procède pas de cette manière. Le géant au trident loue, à raison de quelques semaines par an, ses complexes à des voyagistes gays. Pendant deux ans, il aurait ainsi loué à des TO américains son complexe de Cancùn au Mexique. « Nous ne faisons que répondre aux demandes, nous ne démarchons pas ce genre d’opérateur », affirme Xavier Pavie, directeur marketing produit. Et d’ajouter : « Nous ne communiquons pas sur ce type d’arrangement commercial car il ne correspond pas à notre image de convivialité et de multi-culturalité. » Le responsable finit par expliquer que « le marché français n’est pas prêt à être segmenté en fonction des communautés ». Les brochures aux multiples tridents trônent pourtant en bonne place sur les tables d’Attitudes Travels. L’agence affirme également avoir signé un partenariat avec le Club (ce qui est écrit dans la brochure du voyagiste gay, par ailleurs). Du côté du Club Med, on dément tout partenariat. « Il s’agit seulement d’un accord de distribution comme nous en faisons des dizaines d’autres », conteste la communication. Et d’ajouter : « Nous avons conclu un accord avec cette agence, non pas car elle s’adressait aux gays, mais parce qu’elle était bien et que la décoration était branchée. » Certains autres généralistes ont décidés de se positionner ponctuellement sur le marché. C’est le cas de la compagnie aérienne Air France qui a réalisé une offre spéciale couple ouverte aux personnes pacsées. « Pour nous les gays sont des clients comme les autres », affirme Jilkic Zoran, responsable des voyages courts et moyens courriers pour le transporteur aérien. Air France a d’ailleurs fait connaitre son offre dans la presse identitaire (Têtu). Dans le même esprit, le cyber-voyagiste expedia.fr vient de lancer une offre à destination des gays. Le leader du voyage en ligne propose notamment « une traversée de l’ouest américain en autocar », « clin d’œil au film Le secret de Broadback mountain », affirme la direction. Mais ces offres restent ouvertes à tous. D’ailleurs, les hôtels et différents hébergements ne sont pas forcément gay-friendly. « En fait, il n’y a que les destinations qui sont gays : Ibiza, les Baléares, San Francisco… », explique Aurélie Bazex, chef de projet marketing chez expedia.fr. Elle finit par avouer : « C’est un homosexuel qui nous a dit que ces destinations pourraient plaire. Alors nous les avons regroupés, puis nous avons envoyé un communiqué à la presse identitaire et aux agences touristiques gays. »

Le tourisme identitaire à l’essai

Du côté des autorités publiques, l’offre n’est pas ultra-développée. On note la sortie, très polémique, du guide « France gay-friendly » en 1999 par l’Office national de tourisme. Mais aussi la signature par certaines régions et ville d’une charte « gay-friendly » (le Gers, le Mans et la Réunion). La charte de la ville du Mans atteste, par exemple qu’ « elle est un outil de mixité sociale qui permet aux homosexuels de s’épanouir dans des espaces ouverts à tous, et plus seulement dans des établissements communautaires », peut-on lire sur le site de la ville. Mais ce type d’initiative en France reste encore minoritaire. On l’aura compris, le marché du tourisme gay en France en est encore à ses débuts. Les voyagistes, qu’ils soient généralistes ou spécialisés, les voyageurs homos et les pouvoirs publics en sont au stade des tests concernant le tourisme identitaire. Mais aujourd’hui encore, la cible que représente la communauté gay française est encore difficile à définir. Car elle se refuse à être enfermée dans un carcan communautaire. A l’image du rainbow flag, il n’y a pas plus hétéro… gène que la population homosexuelle. Contrairement aux idées reçues, ils ne sont pas tous riches, beaux et dépensiers. Quiconque voudra se lancer sur le marché français devra tenir compte de cette diversité.