Afrique du Sud : La douloureuse réforme agraire

12 mai 2009  |  dans International

Photo : Ariane Puccini/Youpress

Photo : Ariane Puccini/Youpress

En 1994, elle était l’une des promesses de l’ANC, le parti mythique de Nelson Mandela. Quinze ans plus tard, -on a pu le voir lors des dernières élections d’avril-, la réforme agraire est toujours un sujet aussi passionnel.
Inefficacité, mauvaise ou injuste redistribution des terres, perte de productivité, l’angoisse d’un échec flotte sur les champs parfois laissés en friche du plus riche pays d’Afrique.

« Depuis 2005, j’ai mon propre terrain », lance fièrement Kippi, la cinquantaine, en montrant de la main un modeste potager, coincé entre la route des vins de Stellenbosch, dans la région du Cap au sud du pays, et le petit supermarché du coin. Maïs, patates douces, radis, de quoi vendre aux voisins et à quelques locaux. Évidemment, avec une surface qui n’excède pas 2000 m2, il s’agit plus d’agriculture de subsistance que d’une exploitation productiviste. Son engrais, il le fait maison, avec du purin et des déchets végétaux qu’il laisse macérer des semaines sous une bâche en plastique. Kippi n’est pas novice en la matière : avant de devenir propriétaire grâce à la réforme agraire lancée en 1994 – même un très petit propriétaire -, il était ouvrier agricole dans la région, réputée pour ses vins, depuis 1978. La terre, il la connaît à merveille, et il en fait profiter ses quelques clients réguliers, en donnant « aussi des conseils à ceux qui en ont besoin dans le domaine agricole ». De bric et de broc, Kippi parvient à subsister. Mais son cas n’est pas non plus idéal. En Afrique du Sud, la grande majorité des exploitations agricoles sont industrialisées et peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers d’hectares, tandis que le nombre d’agriculteurs aux parcelles minuscules est difficilement calculable. Ces derniers peinent souvent à vivre de leurs cultures.

Une agriculture qui reste à deux vitesses

Loin du sourire pourtant déjà nuancé de Kippi, de nombreux témoignages trahissent les faiblesses de la réforme agraire. Jakuba Armoed, membre de l’association « Women on farms Project » (WFP) est aujourd’hui une vieille femme usée par les années et les combats. Depuis neuf ans, elle ne peut plus travailler, à cause d’un accident aux yeux, mais n’a aucune compensation financière. Mariée, trois enfants, elle a littéralement grandi dans des fermes, et y a travaillé pendant 24 ans comme ouvrière agricole. Malade d’un cancer de l’estomac, seul son mari peut encore faire vivre le foyer. Comme beaucoup de ses amis, elle a déjà fait des demandes pour accéder à la propriété, sans succès. A sa connaissance, aucun d’entre eux n’en a non plus bénéficié. « J’ai déjà fait deux tentatives pour essayer de devenir propriétaire d’un petit terrain de 5 ha, mais ça n’a jamais abouti », se plaint-elle. La raison invoquée du refus ? « Il n’y aurait pas de terre. Mais je sais que c’est faux. Juste à côté de chez moi, un terrain est laissé en jachère depuis trente ans et ne sert plus à personne. Moi j’étais prête à l’acheter » Pour elle, cette réforme agraire dont on parle tant, doit être « restructurée ».

Jakuba fait partie des laissés-pour-compte de ce vaste chantier lancé voilà quinze ans et qui devait aboutir à la redistribution de 30% des terrains agricoles en faveur des « personnes auparavant désavantagées », comme on les appelle pudiquement ici, comprenez les Noirs et les métis, d’ici 2014. A ce jour, seuls 5% des terres arables ont été effectivement redistribuées. A Western Cape, la région où vit Jakuba, 90% des terres sont encore détenues par des Blancs. « Pour moi, c’est toujours l’apartheid », affirme cette dernière, dépitée. « Sur les cinq énormes fermes du coin, l’un des exploitants ne voulait même pas me vendre ne serait-ce qu’un hectare. » Il faut dire qu’ici, les vignobles valent de l’or. Qui voudrait s’en séparer, même contre compensation financière ? Car, contrairement à son voisin zimbabwéen qui a choisi la voie autoritaire, l’Afrique du Sud respecte le principe du « willing buyer, willing seller », autrement dit la volonté consentante des deux parties. Sans obligation de vendre pour les anciens propriétaires terriens. Aux yeux des plus critiques, la réforme agraire ne rééquilibre pas les forces en présence mais ne ferait que de favoriser ceux qui le sont déjà.

Une réforme rurale pleine de paradoxes

En réalité, « cette réforme agraire est axée autour de 3 points, précise Annelize Crosby, du syndicat des agriculteurs commerciaux, Agri SA : la restitution, qui s’adresse à des agriculteurs spoliés de leur terre durant l’apartheid et même avant, dès le Land Act de 1913; la redistribution ; et également une partie concernant ceux qui vivent sur des terres qui ne leur appartiennent pas. » La jeune femme, membre d’un syndicat agricole qui discute à la fois avec celui des paysans noirs comme celui, très conservateur, des paysans du Transvaal, nuance toutefois en insistant sur « la courte durée de vie de ce programme, seulement quinze ans. Il faudra du temps », assure-t-elle. Indiscutablement, il en faudra pour démêler des situations foncières parfois inextricables. « On estime à 4,7 millions le nombre d’hectares passés des mains de Blancs à des Noirs. Mais certains pensent que les chiffres réels pourraient être cinq fois supérieurs. Il y a un flou. »

Pour elle, il est possible d’améliorer ses résultats, faisant allusion à la baisse de productivité que la réforme agraire a indirectement impliqué. « La terre a beau être donnée aux gens, parfois il n’y a pas de profits faits dessus, explique-t-elle. Faute de moyens techniques et financiers, les terres perdent en rentabilité, d’où l’importance de former les nouveaux fermiers ». Et d’évoquer le cas d’une femme à qui l’on a retiré la terre pour cette raison alors qu’elle avait investi des millions de rands (la monnaie nationale, ndlr) et tout tenté pour être viable économiquement. Son cas n’est pas isolé. « La réforme agraire n’est pas appliquée comme il le faudrait », affirme Annelize Crosby. Néanmoins, elle insiste sur la réussite de quelques fermiers noirs. Une goutte d’eau certes, mais qui suffit à entretenir l’enthousiasme de Jakuba. Malgré sa frustration – « car les attentes étaient immenses de la part des Noirs », précise Annelize Crosby-, la vieille femme ne perd pas espoir. « Je me tiens prête pour le jour où je recevrai ou j’aurai la possibilité d’acheter une terre. J’ai le savoir et la technique nécessaires pour faire pousser les légumes et en particulier, les champignons dont je rêve ». Question cruciale du dernier scrutin électoral, en particulier pour l’ANC qui a promis d’intensifier sa réalisation, la réforme agraire est aussi une question sociale : « cette année, le gouvernement a reconnu l’existence d’une crise alimentaire dans le pays, avec des signes visibles de faim », s’inquiète Fatima Shabodien, la présidente de WFP. Une actualité qui ne risque pas d’apaiser les esprits.