Central Church, le dernier refuge des Zimbabwéens

13 mai 2009  |  dans International

Photo : Juliette Robert/Youpress

Photo : Juliette Robert/Youpress

En plein cœur de Johannesburg, une église fait office de camp de réfugiés pour les milliers de migrants zimbabwéens qui fuient la misère et les répressions politiques à l’œuvre dans leur pays. Totalement délaissés par les autorités sud-africaines qui nient le problème, la Central Church est devenu leur seul refuge. Reportage.

C’est à la nuit tombée que la Central Methodist Church de Johannesburg change de visage. Dès la fin de l’après-midi, des centaines de réfugiés, majoritairement zimbabwéens, affluent tranquillement vers cette église située en plein cœur de la capitale économique du pays. Traits tirés, visages fatigués, ils viennent trouver un peu de repos sur les sièges où, quelques heures plus tôt, une foule endimanchée s’est assise pour célébrer la messe de Pâques. Selon Paul Verryn, l’évêque méthodiste de Johannesburg, près de 10.000 réfugiés auraient passé la porte de son église depuis 2005. C’est à cette date qu’il a décidé d’accueillir, chaque nuit, les victimes de la politique de Robert Mugabe, le président zimbabwéen.

« Chacun pour soi »

Accoudé près d’un escalier, Wellington, 23 ans, attend le moment d’aller se coucher. Il a parcouru la ville toute la journée pour vendre des jus de fruits et gagner un peu d’argent. Aujourd’hui, il a réussi à s’acheter de la nourriture. Mais pas question de la manger à l’église: le moindre aliment suscite la convoitise des autres réfugiés. « Ici, c’est chacun pour soi » glisse cet ancien soldat. Il a du fuir le Zimbabwe il y a cinq mois pour des raisons politiques. Son père est membre du parti d’opposition, le MDC. Les autorités lui ont fait comprendre qu’une telle filiation était incompatible avec son statut de militaire. Depuis, le leader du MDC, Morgan Tsvangirai, a été nommé premier ministre d’un gouvernement d’union nationale. Mais pour Wellington, cela ne change rien. « Tant que Robert Mugabe sera en vie, je ne pourrais pas rentrer chez moi » se désole-t-il.

Debout à côté de lui, Reamgana écoute avec attention la conversation. Electricien, il est arrivé à l’Eglise quelques semaines après Wellington. Déjà amis au Zimbabwe, ils se sont retrouvés à la Central Church. « Tu es parti sans m’attendre ! » lance-t-il en rigolant à son camarade. A 22 ans, il a quitté le pays pour raison économique. Le chômage touche en effet 90% de la population, et l’inflation a atteint des sommets stratosphériques : 231.000.000 % en janvier dernier. Reamgana compte bien trouver du travail en Afrique du Sud. Mais pour l’instant, il avoue que c’est plutôt difficile. « Sans carte de demandeur d’asile, tu ne peux rien faire. Mais ils ne les donnent pas aux Zimbabwéens » explique-t-il. L’Afrique du Sud considère en effet les Zimbabwéens comme des migrants économiques, et non comme des réfugiés politiques.

Une insécurité permanente

Pendant la discussion, Wellington ne cesse de lancer des regards à droite et à gauche. Comme la plupart des autres réfugiés dormant dans l’église, il est sans cesse sur ses gardes. L’insécurité est un vrai problème dans ce bâtiment surpeuplé, où la plupart des résidants ont faim et plus grand-chose à perdre. « Il faut faire très attention à ses affaires » explique le jeune homme. « Certains ont des couteaux, ils n’hésitent pas à vous attaquer pour de l’argent ou de la nourriture » ajoute-t-il. « La faim pousse les gens à faire des choses dont ils ne se seraient jamais imaginés capables » renchérit Reamgana. Tous les hommes dorment à même le sol dans les couloirs du vaste complexe religieux de la Central Church, mais il faut parfois se battre pour conserver sa place. Plus de six cents personnes peuvent en effet passer la nuit dans le bâtiment. L’évêque a pourtant mis en place un système de vigiles (voir entretien) mais sans grande efficacité selon les deux jeunes hommes. « Ils savent qui agit mal, mais souvent ils ne font rien. Eux-mêmes ont peur, ils ne sont pas armés » explique Wellington.

C’est à ce moment que surgit un de ces agents de sécurité. « Qu’est-ce que vous racontez ? » demande-t-il aux deux garçons. « Il n’y a pas de problème », ajoute-t-il à notre attention, « nous gérons la situation ». Ce grand Zimbabwéen âgé d’une quarantaine d’années est aussi un réfugié, il fait partie de la quinzaine de vigiles volontaires engagés par l’évêque. Bénévoles, ceux-ci ne touchent pas de contrepartie pour leur travail. Mais des réfugiés assurent que certains profitent de leur position pour racketter les résidents. Nous recroiserons ce vigile plus tard dans la soirée en train de déambuler dans les couloirs, une arme électrique d’autodéfense à la main, acquise on ne sait où.

« Quitte à mourir, autant mourir de l’autre côté »

Ruth fait aussi partie de ces vigiles volontaires. Mais elle assure ne pas avoir besoin de se battre. « Je patrouille la nuit : j’empêche les hommes d’entrer dans les zones réservées aux femmes, je rassure les enfants, je m’assure que tout va bien » explique-t-elle. « Il suffit de parler, et surtout, de ne pas baisser le regard » affirme ce petit bout de femme dynamique. Elle a quarante ans, mais en paraît dix de moins. Elle a quitté le Zimbabwe en janvier. « J’avais vraiment trop faim, on en était réduit à mendier. J’ai dit à ma mère : maintenant ça suffit, je m’en vais. Quitte à mourir, autant mourir de l’autre côté de la frontière » raconte-t-elle. Comme tous les réfugiés zimbabwéens, elle a du traverser le fleuve Limpopo pour entrer en Afrique du Sud. « Je ne suis restée qu’une journée à attendre à la frontière » explique-t-elle. « Les passeurs n’aiment pas qu’on traîne là. On doit payer 150 rands (13 euros, ndlr), et ils nous font traverser le fleuve. J’ai eu très peur à cause des crocodiles » se souvient-elle.

Alors qu’elle raconte son histoire, une file de personnes grossit dans la pénombre du hall. Plusieurs dizaines de réfugiés attendent le repas distribué par une association méthodiste. Il n’y en aura malheureusement pas pour tout le monde. Ceux qui ont réussi à atteindre la cuisine s’accrochent à leur assiette. Au menu : du pap (des galettes de mil) et des flageolets. Le sourire aux lèvres, Jimmy savoure son repas. Il n’est là que depuis deux semaines. Apprenant que nous venons de France, il tente sa chance : aurions-nous un peu d’argent pour l’aider à monter son commerce de climatiseurs ?

Des femmes vulnérables

Plus loin, Célestine, 37 ans, n’a pas le même enthousiasme. Ni la même histoire. Originaire de République démocratique du Congo, elle vit depuis deux ans en Afrique du Sud. L’année dernière, son mari, en situation irrégulière, s’est fait arrêter et expulser du pays. Plusieurs amis l’ont hébergée, elle et ses trois enfants, en attendant que la situation s’améliore. Mais son mari n’est pas revenu. Alors depuis une semaine, elle vit à la rue, et passe ses nuits sur les sièges de l’église. Dans cet environnement de misère, les femmes sont particulièrement vulnérables. Beaucoup se débrouillent seules avec plusieurs enfants à charge, parfois encore bébé. Selon les réfugiés, plusieurs d’entre elles se prostituent pour cinq rands (50 centimes d’euros) ou une assiette de nourriture. Les relations sexuelles sont interdites dans l’église, mais dans ce grand bâtiment de quatre étages, les recoins où se cacher sont nombreux.

Tradedy Matsvai, l’infirmier en charge du dispensaire de Médecins sans frontières, avoue lui-même que les maladies sexuellement transmissibles sont très répandues parmi ses patients. Mais il assure ne pas être au courant de ces histoires de prostitution. « On ne sait pas quand les réfugiés ont attrapé ces maladies. Certaines femmes sont violées pendant leur fuite du Zimbabwe, d’autres se prostituaient déjà avant d’arriver en Afrique du Sud, et on ne contrôle pas ce qui se passe en dehors de l’église… » explique-t-il.

L’unique refuge

Lui-même est un ancien résident de la Central Church. Il a fui le Zimbabwe il y a près de deux ans. Infirmier dans un hôpital public, il était un partisan de l’opposition. « Des hommes sont venus me voir une nuit et m’ont demandé d’arrêter mes activités politiques. Je leur ai dit que je le ferais, puis j’ai appris qu’ils avaient battu un de mes amis, ils lui ont cassé la jambe. Alors j’ai décidé de partir » raconte-t-il. Quand il est arrivé à la Central Church, l’évêque Paul Verryn était à la recherche d’un infirmier pour s’occuper des réfugiés. Tradedy a donc ouvert un petit centre de soin au quatrième étage de l’église. Et quand l’ONG Médecins sans frontières a décidé d’ouvrir un dispensaire, fin 2007, c’est tout naturellement qu’il en est devenu le responsable.

Un parcours qui n’aurait sans doute pas été possible sans Paul Verryn et son église. Tous les réfugiés l’avouent : sans l’évêque, ils n’auraient nulle part où aller. Chacun loue sa générosité et celle des bénévoles de l’église. Comme le dit Wellington, « la Central Church, ce n’est pas le paradis, mais c’est tout ce qu’on a ».

« Des tueurs à gages m’ont informé qu’on souhaitait ma mort »

photo : Juliette Robert/Youpress

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Interview de Paul Verryn, évêque de la Central Methodist Church de Johannesburg.

Pourquoi avez-vous décidé d’accueillir tous ces réfugiés ?

Nous avons ouvert nos portes aux réfugiés zimbabwéens fin 2005, début 2006, quand on a constaté l’ampleur de l’immigration en provenance de ce pays (conséquence de l’expulsion de 700.000 personnes des bidonvilles zimbabwéens par Robert Mugabe à cette période, ndlr). Ces gens étaient totalement démunis, et la plupart d’entre eux n’avaient jamais vécu sans domicile avant. Or la vie dans la rue est très dangereuse à Johannesburg. On a décidé de les accueillir pour qu’ils aient au moins un endroit où se réfugier.

Combien de personnes dorment ici chaque nuit ?

C’est difficile à dire. Il y a beaucoup de mouvement, les gens sont très mobiles. Dès qu’ils arrivent ici, les réfugiés cherchent tout de suite du travail. Ils saisissent toutes les opportunités pour gagner de l’argent et s’en sortir. Ils vendent des légumes, des jus de fruit dans la rue, font des petits travaux, ils ne cherchent pas à s’enraciner ici. En 2007, nous avons tenté de comptabiliser le nombre de personnes qui se réfugient ici. Durant deux nuits, nous avons donné un ticket numéroté à tous les réfugiés qui souhaitaient dormir dans l’église. Nous avons compté 2.843 personnes. On estime qu’environ 10.000 réfugiés sont passés par ici depuis 2005.

Comment arrivez-vous à gérer un tel nombre de réfugiés ?

La première nuit où un réfugié arrive, on lui crée une carte avec son nom, sa photo, son origine, etc. C’est une sorte de carte d’identité, qui nous sert notamment en cas de décès. Je le reçois ensuite pour un entretien. Je leur explique les lois sud-africaines concernant l’immigration et les précautions à prendre en matière d’hygiène. Je leur demande quelle est leur situation familiale, qui s’occupe de leur famille au pays, quels sont leurs compétences professionnelles, etc. Enfin, je leur explique les règles de fonctionnement de l’Eglise : pas de cigarettes, pas d’alcool, pas de relations sexuelles et l’obligation de rentrer le soir à 19h. Nous demandons surtout à chacun de s’impliquer dans l’enseignement : ils doivent soit apprendre, soit enseigner, selon leurs souhaits. Nous avons mis en place plusieurs ateliers (informatique, cuisine, alphabétisation, théologie…) où ils peuvent se rendre pendant la semaine. Personnellement, j’enseigne le Nouveau Testament.

Mais comment pouvez-vous assurer la sécurité dans un bâtiment aussi surpeuplé ?

C’est vrai que nous avons eu des problèmes par le passé. Il y a eu deux meurtres dans le bâtiment à cause de l’alcool. Les vendredis et samedis soirs, c’est vraiment dur. C’est pour cela qu’on a décidé d’établir les règles que je viens de vous citer. Mais on compte sur la responsabilité des gens qui vivent ici. On fonctionne sur la base du volontariat : il y a une douzaine de réfugiés qui sont chargés d’assurer la sécurité du bâtiment et de régler les différents qui peuvent éclater entre les occupants. On incite la communauté à établir ses propres règles. Je pense que c’est le meilleur moyen pour qu’elles soient respectées.

Est-ce que vous recevez de l’aide de la part de l’Etat ?

Non. Le gouvernement n’a ni budget, ni stratégie en ce qui concerne les immigrés. Ce n’est pas une de ses priorités. Il y a pourtant trois millions de Zimbabwéens en Afrique du Sud ! Mais rien n’est fait pour profiter de l’opportunité qu’ils représentent. A un moment, il y avait tellement de comptables dans mon église que j’aurais pu ouvrir ma propre société ! L’Afrique du Sud signe des conventions très généreuses pendant les conférences internationales, mais elle est incapable de les appliquer sur le terrain.

Depuis que vous accueillez des réfugiés dans votre Eglise, plusieurs centaines de migrants « squattent » le quartier. Comment réagit votre voisinage ?

Certains comprennent, mais ils sont une minorité. La plupart des gens ne veulent pas des migrants. Les commerçants détestent particulièrement les Somaliens, car ils sont beaucoup mieux organisés qu’eux ! Mais ce n’est pas vraiment une question de race, plutôt de pauvreté. Il y a de forts préjugés à l’encontre des étrangers en ce moment. Et il est vrai que j’ai beaucoup d’ennemis. Des tueurs à gages sont venus me voir à l’Eglise il y a quelques temps pour m’informer que des commerçants du voisinage les avaient payés pour m’assassiner. Mais ils n’ont pas voulu accomplir leur besogne car ils avaient des scrupules à tuer un prêtre… Certains pensent que si je disparais, le problème des migrants sera réglé.