L’esperanto, apolitiquement correct ?

10 janvier 2008  |  dans France, Société

Esperanto

esperanto

Un bien beau nom pour une bien belle idée : celle d’une langue universelle qui permettrait aux hommes de toutes origines de se comprendre. Mais derrière cette idéologie utopiste se trament des considérations politiques insoupçonnées… Explications.

Quand le docteur Zamenhof invente l’esperanto à Bialystok en 1887, il est loin de se douter que des débats sur sa langue seraient toujours à l’ordre du jour en 2008. Pacifiste, l’idée de l’esperanto est née de la difficulté à communiquer dans la Pologne inexistante de l’époque, partagée entre Prusse, Autriche, Russie et Allemagne, sans oublier les Juifs vivant sur ces territoires, yiddishophones. Cet outil de communication supplémentaire se voulait donc neutre. Aujourd’hui, pourtant, l’esperanto est loin d’être pratiqué par la majorité de la population mondiale. Quels sont les frein rencontrés par cette langue aux promesses pourtant alléchantes ?

D’après Bruno Flochon, président de l’association Esperanto France, on dénombre entre 3 et 10 millions seulement de pratiquants à travers le monde. Large fourchette. Mais lui-même reconnaît la difficulté d’établir des critères précis pour justifier ces chiffres. Minoritaire, ce « groupe humain », comme le qualifie Bruno Robineau – esperantiste et esperantophone convaincu qui a parcouru le monde grâce à l’apprentissage de cette langue -, est pourtant présent dans environ 120 pays et constitue somme toute une sorte de communauté. Pour en faire partie, apprendre l’esperanto est la condition sine qua non et d’après les spécialistes, peu de temps est nécessaire en comparaison d’autres langues vivantes. Facile, donc. Utile aussi, comme le prouve le rapport Grin – du nom de son auteur – paru en 2005, établi à la demande du Haut Conseil de l’Evaluation de l’Ecole, et tout bonnement mis à l’index. L’esperanto y est loué…mais pose problème puisque « C’est (…) la première fois que l’on tente de chiffrer les transferts nets dont bénéficient les pays anglophones et les économies qui seraient réalisées en cas de passage à un autre scénario [que le système tout à l’anglais, ndlr] » . Il semblerait qu’étudier l’anglais ne se justifie pas seulement par le génie de Shakespeare et que des intérêts plus prosaïques entrent en compte. De plus, pour Bruno Robineau, « faire la moitié du chemin vers l’Autre est essentiel, ce qui n’est pas le cas des anglophones de naissances. »

Une langue qui se bat pour exister
Pourtant, l’esperanto n’est pas reconnu officiellement par le Ministère de l’Education Nationale : en aucun cas présentable lors d’examens, il ne peut être que proposé en initiation au niveau local. En Hongrie, cependant, il est en passe de devancer le français dans le nombre d’élèves qui l’étudient. Les « petits » pays seraient-ils plus sensibles à l’idée d’une langue non-hégémonique ? En France, en tout cas, l’esperanto ne remplit pas les trois critères de « littérature, culture et territoire » définis par l’Education Nationale. Les partisans de l’esperanto assurent pourtant qu’il existe une culture esperantiste. A la décharge de ceux qui qualifie la langue d’artificielle », ils répondent « Laissez-lui du temps ! Elle n’a que 120 ans ! » Des livres sont publiés directement en esperanto – l’auteur écossais William Auld qui écrivait en esperanto a même été proposé plusieurs fois pour le prix Nobel de Littérature. Des concerts, des festivals s’organisent, au rythme de un événement par jour dans le monde entier. Un congrès mondial annuel a lieu.

Reste la question du territoire, qui fait même parler Bruno Robineau de « diaspora ». A deux reprises en effet, la question d’un Etat s’est posée. En 1908, le petit territoire neutre du Moresnet, coincé entre l’Alllemagne, la Belgique et les Pays-Bas est devenu le premier Etat esperantophone au monde, appelé « Amikejo ». Puis en 1968 une île artificielle au large des côtes italiennes a été baptisée Insulo de la Rozoj, en esperanto, pour symboliser le caractère international de cette micro-nation. Mais en plus d’être des échecs, et surtout des exceptions, ces tentatives sont des entraves au principe même de l’esperanto, puisque par définition, il est la langue de tous. Le territoire de l’esperanto, c’est le monde entier. Ce qui se traduit par une frénésie de voyages de la part des esperantophones. Ils peuvent dormir chez l’habitant, partout dans le monde, sur la condition de bien parler la langue. Plusieurs sortes de Guides du Routard esperantistes, dont le Pasporta Servo, sont disponibles et donnent adresses et contacts sur tous les continents. L’esperanto permet donc de venir goûter la vie telle qu’elle est ailleurs, sans fioritures. Encore faut-il avoir intégré la communauté.

Les associations esperantophones regrettent aujourd’hui le temps de l’après-guerre où la langue connut une vague d’adhésions, après les encouragements de la circulaire Jean Zay de 1938, contre-poids à celle de 1922, signée Jean Bérard, qui condamnait l’esperanto de manière radicale. Et qui de ce fait a ouvert la voie au tout-anglais. Aujourd’hui, l’esperanto souffre toujours de préjugés négatifs et Michèle Abada-Simon, professeur d’esperanto depuis une dizaine d’années, énergique petit bout de femme, précise que des tensions internes aux esperantophones eux-mêmes existent. « Entre les esperantophones catholiques, les ouvriers, les professeurs, les médecins… Il y a environ 80 délégations différentes en France. Dur, dans ces conditions, de trouver un terrain d’entente. » Jean-Louis Texier, ancien président d’Esperanto France, de souligner : « Les moyens manquent. Seules les cotisations des adhérents et les maigres recettes faites sur la vente de livres, manuels, méthodes nourrissent les caisses ». « L’esperanto n’intéresse personne, il n’y a pas d’argent à se faire», conclut Michèle Abada-Simon. A l’heure de la mondialisation, l’esperanto, langue équitable et alternative, aurait-il trouvé une possibilité de salut ?