La spéculation sur les Manuscrits ou le scandale Aristophil

16 avril 2015  |  dans France

© Leïla Minano

© Leïla Minano

En pleine crise financière, le commerce des manuscrits ne s’est jamais si bien porté. Domaine réservé de quelques chercheurs et passionnés, les écrits raturés des plus célèbres écrivains, compositeurs, peintres ou personnages historiques sont devenus depuis peu le terrain des spéculateurs. Enquête sur cette nouvelle valeur refuge.

« Adjugé ! ». Le marteau tombe. Le commissaire priseur, un homme rond et rouge, se réjouit. « Le Proust » s’est envolé. Trois fois l’estimation. Nous ne sommes pas à Wall Street et « Le Proust » est un lot de manuscrits. Nous sommes dans le 8e arrondissement de Paris, dans la salle des ventes de la célèbre maison Sotheby’s. Frénétiques, les petits panneaux numérotés se lèvent au rythme des interventions du commissaire. « Je prends à 500 ! », « L’enchère est avec moi ! », « 10 000 euros, que dit-on au téléphone, Adrien ? ». L’ambiance est électrique : personne ne sait qui, des marchands, des riches collectionneurs, des institutions ou des mystérieux « téléphones » (les acheteurs qui renchérissent au bout du fil) va l’emporter. Moins anonyme, Patrick Poivre d’Arvor, attire les regards. Tous se demandent sur quoi l’ancienne star du 20 heures a jeté son dévolu. Après une bataille acharnée, PPDA remporte la montre en or appartenant à l’auteur d’À la recherche du Temps perdu. Pour la bagatelle… de 50 000 euros. Près de 50 fois l’estimation. Rien d’étonnant, la cote de l’écrivain explose en ce moment. Comme celle des Rimbaud, Zola, Hugo et autres monstres de la littérature française. Depuis 5 ans, plus généralement c’est la cote des manuscrits qui atteint des sommets. Au mois de mai dernier, celui du Manifeste du Surréalisme et de Poisson soluble accompagné des 7 cahiers préparatoires d’André Breton ont été arrachés à 3,6 millions d’euros. Un record qui, après celui du manuscrit de la chanson « Amsterdam » (90 000 euros), vient bousculer ce petit monde réservé jusqu’alors aux marchands spécialistes, collectionneurs passionnés et institutions publiques. Un petit monde qui n’a pas finit de frémir, quand on sait que l’État, par l’intermédiaire de la Commission consultative des trésors nationaux vient de se porter acquéreur de l’autobiographie de Casanova (4 000 pages) pour la modique somme de 7,2 millions. Un record. Encore.

« Le manuscrit est unique, comme un tableau »

Retour à Sotheby’s… Assis au dernier rang, Boris, 22 ans, un étudiant en maths qui se rêve magnat de la finance, prend des notes. Sûr de lui, il explique : « Aujourd’hui le marché spéculatif de l’art contemporain est saturé, les manuscrits c’est l’avenir ! ». Iphone au poing, le jeune homme se remet au travail et gribouille avec enthousiasme les prix d’achats sur le catalogue de la vente. Difficile de le contredire, en ce moment le commerce des manuscrits a le vent en poupe. « Depuis 5, 6 ans, le marché explose », constate Anne Heilbronn, directrice du département Livres et Manuscrits chez Sotheby’s. Même en période de crise financière, le marché ne s’est jamais si bien porté ». La responsable au poste depuis 12 ans renchérit : « la preuve, en pleine affaire Madoff, les textes de Proust ont dépassé largement l’estimation ». Pour la directrice « c’est le caractère unique du manuscrit, qui peut s’apparenter à un tableau, mais aussi l’arrivée de nouveaux acteurs » qui explique la flambée des prix. Pourtant, la responsable refuse de croire à l’arrivée des spéculateurs sur ce marché. « Cela reste un domaine réservé aux amateurs et aux passionnés », répond l’experte, sans hésitation. Mais Anne Heilbronn fait figure d’exception car l’arrivée de ce « nouvel acteur », celui que l’on qualifie de « spéculateur », déclenche les foudres des membres de la profession. D’ailleurs, il suffit de prononcer « Musée des lettres et des manuscrits » devant un marchand, un collectionneur ou un conservateur de la BNF pour que votre interlocuteur s’énerve, change de sujet ou réponde « Je n’ai rien à voir avec ces gens là ». Anne Heilbronn, elle, « ne veut pas entrer dans la polémique ». « Vous savez, il y a beaucoup de jalousie moi je trouve le changement plutôt bien », conclut la directrice. D’ailleurs, le musée est un bon client de la maison. C’est lui, l’acquéreur du lot André Breton.

Un fond d’investissement sur les manuscrits

Mais aussi de La Belle et la Bête (Cocteau), de Cellulairement (Verlaine). Trente milles pièces au total, assure le fondateur de ce musée privé. Aujourd’hui, impossible de passer à côté de celui qui en quelques années est devenu le plus gros acheteur du marché. Sotheby’s, Christie’s, Drouot, le MDM écume les salles des ventes en France et à l’étranger, les boutiques des marchands et les fonds des collectionneurs. Objectif : satisfaire des clients toujours plus gourmands. Mais qui se cache derrière le MDM ? Le fondateur de ce musée privé, le seul en France consacré à l’autographe, s’appelle Gérard Lhéritier. Un homme d’affaires qui se présente comme « écrivain et historien autodidacte ». Il est notamment l’auteur de deux ouvrages sur les « Ballons montés ». Plus important: Gérard Lhéritier est le président d’Aristophil, une société qui propose à ses clients d’acheter des manuscrits grâce à des conventions d’indivision. Ainsi, l’entreprise à organisé l’indivision Besso-Einstein contenant le célèbre manuscrit de la Relativité. Elle a donc acheté le lot grâce aux fonds de ses clients « des particuliers et des banques » et chacun d’entre eux est devenu propriétaire d’une partie du lot. Mais aucun ne peut revendre sans l’accord des autres, c’est le principe de « l’indivision ». Selon la convention Coraly’s que les clients ont signé, ils cèdent le dépôt et la conservation des documents à Aristophil pour 5 ans. Cette dernière a le droit d’exposer les manuscrits et d’en tirer des produits dérivés. Au terme de la convention les propriétaires peuvent revendre et se partager les plus-values. Des plus-values juteuses si l’on en croit cet internaute qui témoigne sur le forum d’Actufinance: « Le gestionnaire m’a promis un rendement de 43 000 euros pour un investissement de 100 000 euros, au bout de 5 ans ». La revue Connaissance des Arts résume l’activité d’Aristophil : c’est « un fonds d’investissement en lettres, livres et manuscrits ».

Une « collection enrichissante »

Résumons. En haut de la pyramide il y a Aristophil et ses deux filiales belge et luxembourgeoise Artesoris et Artepoly’s. Ensuite vient le Musée des Lettres et Manuscrits, géré par une association indépendante, fondée par Gérard Lhéritier et dont l’essentiel des pièces exposées provient d’Aristophil. Il y a aussi, la société Scriptura qui revend les produits dérivés des lettres et manuscrits (coffrets, facs similés, etc.), fondée par le même PDG. Enfin, il y a l’AIDAC, l’Académie Internationale des Arts et Collections, domiciliée au même endroit que le Musée et qui se propose de regrouper les collectionneurs privés et accessoirement de trouver des clients à Aristophil (acheteurs ou vendeurs de manuscrits). Pour finir, Lhéritier est également propriétaire du magazine Plume consacré à l’autographe. Le « collectionneur autodidacte et passionné » est donc à la tête d’un véritable groupe dont l’objectif est la « valorisation » des manuscrits. Son slogan : « L’Art d’investir dans une collection enrichissante ». Sur le site internet de la société on peut lire: « au-delà de la satisfaction intellectuelle, cet investissement offre des perspectives financières très attractives (…) à travers les avantages fiscaux importants (…) à travers les performances régulières et internationales ». En chiffres, Aristophil estime que « Claude Monet a une évolution annuelle de 9,62% ; Napoléon Ier de 9,61% et Victor Hugo de 9,92% ». C’est aussi une valeur sûre puisqu’il ne connaît « jamais de grandes baisses spectaculaires ». L’apparition de conventions Aristophil sur le marché n’a pas été sans attirer l’attention de l’Autorité des Marché Financiers. L’AMF publie une première mise en garde en 2003, puis une seconde en 2007, car la société n’a pas son autorisation pour « faire appel à l’épargne publique ». La justice relaxe finalement l’homme d’affaires au motif que ces investissements « ne sont pas stricto sensu des produits financiers ». Pour Jean-Pierre Astruc, conseiller financier, le retrait des mises en garde ne suffit pas : « Le problème c’est que l’AMF a reculé pour des raisons de forme (la qualification ‘produit financier’) et pas sur le fond. Deux mises en garde et aucune garantie contractuelle sur le rendement, ces placements sont très dangereux pour leurs clients. Et puis tout le monde se demande où ils vont chercher les 7 ou 8% de rendement, surtout si les manuscrits ne sont pas revendus à terme ». Sur internet d’autres conseillers s’estiment pour leur part convaincus par Aristophil.

« L’empêcheur de tourner en rond »

Photo : Leïla Minano/Youpress

Photo : Leïla Minano/Youpress

Pascal Fulacher, conservateur du Musée des Lettres et Manuscrits a conscience qu’Aristophil est « l’empêcheur de tourner en rond » du milieu. « Mais les choses commence à changer, ajoute-t-il. Au début on nous regardait avec des yeux ronds comme des soucoupes, mais aujourd’hui Aristophil est un acteur qui compte, reconnu pour son sérieux ». Les foudres des autres membres de la profession ? « C’est vrai qu’il y a une rivalité entre le patrimoine privé et les institutions, c’est inévitable, répond le professionnel. Peut-être n’avons-nous pas su communiquer… » Pour lui le projet d’Aristophil « n’est pas que de faire de l’argent, sinon pourquoi fonder un musée ? ». Mais le responsable confirme : « il s’agit bien d’une entreprise qui est aussi là pour faire des bénéfices ». De plus il reste convaincu que « derrière chaque collectionneur, il y a un investisseur. Croyez-vous qu’un collectionneur qui a acheté un pièce 1000 euros, a envie de la revendre 50% de moins ? ». De toute façon pour Pascal Fulacher, il y a peu de risques : « le marché est encore sous-évalué, comparé à la peinture les prix n’ont rien à voir et avec la disparition du patrimoine écrit, c’est un marché d’avenir ».
C’est ce genre de discours qui ulcère Jean-Claude Vrain, marchand parisien spécialisé en manuscrits. « Aristophil parle de l’autographe comme d’une valeur de placement, explique le libraire. Chaque auteur a une côte de 5, 8 ou 10% par an. Alors que personne ne peut prévoir, il y a des modes, des évolutions ». Il ajoute : « Moi quand je vends un autographe, je ne garantie pas à mon client que le prix va tripler, parce que j’en sais rien, personne ne peut le savoir ». Le marchand va plus loin : pour lui, en faisant exploser les prix, Aristophil « parasite le marché ». « Imaginez leurs clients le jour où cette société décide de tout revendre, s’énerve l’expert. Ils vont se rendre compte que ce qu’ils ont vaut 10 fois moins que ce qu’ils ont acheté et le marché entier, gonflé par eux artificiellement, va s’effondrer », s’énerve-t-il. Pourtant, le spécialiste refuse de voir un concurrent dans le MLM : « Nous sommes experts dans notre domaine. Nous achetons les autographes à leur juste valeur. Et puis ils achètent les monuments, mais ils passent à côté des pièces rares qu’on ne peut trouver en salle des ventes ».

C’est dans sa boutique du 6ème arrondissement que nous retrouvons Frédéric Castaing. Confortablement assis au milieu des bibliothèques pleines à craquer, le président du Syndicat de la librairie ancienne et moderne (SLAM) s’inquiète de la révolution qui s’opère que le marché. « Il ne faut pas se focaliser sur Aristophil. L’arrivée des spéculateurs est un phénomène international, analyse le marchand. Cela aurait pu être quelqu’un d’autre. D’ailleurs, il y en déjà un nouveau qui vient de s’implanter, il s’appelle Artecosa. Ce sont les premiers d’une longue série ». Maintenant que le filon a été découvert, les chercheurs d’or vont-ils tous débarquer sur les rives tranquilles du monde des manuscrits ? « Nous n’avons rien à voir avec Aristophil », se défend Philippe Fontana, le fondateur d’Artecosa, la société désignée par Frédéric Castaing. Nous n’établissons pas de conventions avec nos clients, nous sommes comme un marchand unique, sauf que nous n’avons pas de boutique ».
D’ailleurs, le chef d’entreprise connaît bien la maison, puisqu’il y a quelques mois il y travaillait encore. Toutefois, sur son site internet, Artecosa envisage aussi le manuscrit comme un placement avantageux et défiscalisé. « C’est la fin d’un monde, poursuit Frédéric Castaing, marchand depuis 20 ans. Avant, les clients étaient des collectionneurs passionnés. Ils rassemblaient les pièces toutes leur vie, puis le prolongement logique de cette persévérance était d’en faire don aux instituions publiques pour ne pas voir leurs trésors se disperser ». Le porte-parole du SLAM, fait référence à l’époque où les spécialistes des manuscrits s’appelaient encore « l’aristocratie des collectionneurs ». « Aujourd’hui nous sommes à une époque charnière, analyse le marchand. Même si au XXème siècle les banques investissaient dans les manuscrits musicaux, aujourd’hui cela se généralise. Au point que les fonds de pension et d’autres spéculateurs établissent des plaquettes avec des côtes par auteurs ». Le professionnel qui s’est rendu à une conférence internationale sur le sujet il y a quelques mois craint aussi les conséquences du développement de la spéculation : « Dans le monde entier, les professionnels ont peur de la naissance d’un marché noir avec la flambée des prix ». Déjà, faits très rares dans ce milieu, « plusieurs vols ont été commis dans des bibliothèques européennes », témoigne le libraire. Pourtant, Frédéric Castaing garde espoir : « J’espère que le marché ne prend pas définitivement cette direction, un manuscrit ce n’est pas des cacahuètes ou du pétrole, c’est notre passé, la mémoire collective ! J’ai confiance dans l’humanité, ça ne peut pas se passer comme ça et puis nous sommes loin du marché américain où les spéculateurs font carrément de la pub: History in your hand, money in the bank ! ». Pourtant, à quelques pas de sa boutique, un autre marchand spécialiste a décidé de profiter de la crise. Sur la porte de son magasin s’affiche le slogan : « Vendez vos actions ! Achetez des manuscrits ! ».