Dernier refuge pour la bohème

10 septembre 2015  |  dans France

Thérèse Marigny, 89 ans, ancienne pianiste concertiste. ©Juliette Robert/Youpress

Thérèse Marigny, 89 ans, ancienne pianiste concertiste. ©Juliette Robert/Youpress

À la Maison nationale des artistes, à Nogent-sur-Marne, les résidents sont peintres, musiciens, sculpteurs, philosophes… Du haut de leur grand âge, ils gardent un esprit libre et curieux. On n’arrête pas d’être artiste parce qu’on est vieux.

« J’étais pas mal, hein ! » Thérèse Marigny, 89 ans, rouge à lèvres vif et turquoise pétant sur les paupières, minaude comme une gamine. Sous son index, un portrait d’elle du temps où elle était pianiste, « concertiste pour la Maison de la radio, attention », précise-t-elle. Si sa jeunesse s’est envolée, son piano la suit toujours. Quotidiennement, les doigts toujours agiles, Thérèse s’entraîne. Un privilège dans une maison de retraite. Mais la sienne est très spéciale. Depuis six ans, elle vit dans la Maison nationale des artistes. Un seul autre établissement de ce type existe en France, à Couilly-Pont-aux-Dames (Seine-et-Marne), destiné exclusivement aux anciens comédiens.

L’histoire de la Maison nationale des artistes débute en 1944. Deux sœurs, l’une peintre, l’autre photographe, lèguent à l’État leur demeure, un château du xviiie siècle au cœur de Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), à la lisière de Paris. Seule condition: qu’il serve à héberger « des artistes et écrivains des deux sexes » sans ressources. Depuis, des centaines d’artistes, plasticiens, peintres ou musiciens sont passés par là, semant au petit bonheur les traces baroques de leur passage: enfilades de tableaux et nobles bustes de marbre habillent les couloirs. Le parc abrite des sculptures classiques et des créations plus contemporaines, la cantine joue les musées des lithographies. Parfois, des effluves de térébenthine, de peinture à l’huile ou de terre glaise sortent en douce des ateliers, qui jouxtent les chambres à coucher. Deux fois par an, les résidents font leur expo.

Thérèse Marigny, 89 ans, ancienne pianiste concertiste. ©Juliette Robert/Youpress

Thérèse Marigny, 89 ans, ancienne pianiste concertiste. ©Juliette Robert/Youpress


L’art jusqu’au bout de la vie

De 15 à 17 heures, chaque jour, le piano résonne. Thérèse ne déroge jamais à son rituel, c’est lui qui la maintient en vie. Comme le précise Marie-Laure Mispelter, animatrice culturelle de la MNA, « parfois, la pratique artistique est l’unique chose qui connecte nos pensionnaires avec notre réalité, alors que le reste du temps leur esprit est loin de nous ». Thérèse a parfois des coups de déprime. « Je n’attends plus que la mort », dit-elle. Mais quand elle joue, tout change: concentrée sur la partition, fredonnant les notes, elle aligne sans un bug les Nocturnes de Chopin ou des Lieder de Schumann. Lors d’un mini concert improvisé, une ancienne cascadeuse, de passage à la MNA, lui lance: « Vous m’avez scotchée. C’était magnifique. » Et Thérèse de répondre: « C’est Beethoven qui est magnifique, moi je ne suis que bête! » N’empêche, elle apprécie le compliment.

Philippe Garouste de Clauzade, 92 ans, dans un des salons de la MNA. ©Juliette Robert/Youpress

Philippe Garouste de Clauzade, 92 ans, dans un des salons de la MNA. ©Juliette Robert/Youpress


Le frère de Thérèse entre au salon. Le peintre aime venir écouter sa sœur. Un peu dur d’oreille, Philippe Garouste de Clauzade, jeune homme de 92 ans, lance jovialement des bonjours à la cantonade. Son rire est devenu légendaire. Parfois, un pensionnaire lui demande timidement de baisser le volume.
Dans ce château lumineux aux moulures bourgeoises, les habitants vivent en vase clos. Certains sont devenus amis, mais d’autres, sans trop d’affinités, doivent supporter les aléas d’un quotidien passé ensemble. D’autant plus, glisse Marie Deforges, la psychologue de l’établissement, que ces anciens bohèmes, habitués à une « vie sans patron » ont parfois du mal « à s’adapter aux exigences d’un Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, ndlr] ». C’est-à-dire les heures fixes, les repas en commun, les petits travers des autres résidents. Et puis, tous ne sont pas égaux devant la maladie, la mémoire ou l’autonomie. « Leur point commun: la curiosité d’esprit, résume Marie-Laure Mispelter, l’animatrice. La différence avec une maison de retraite classique, c’est le sujet des animations. Ici, elles sont culturelles avant tout. » Marie Deforges, la psychologue, propose des entretiens individuels et des ateliers d’art-thérapie. « Ce sont des espaces d’expression, libératoires, où l’art devient plus spontané que pensé raisonné. Ils maintiennent les pulsions de vie pour ceux dont le psychisme est défaillant. C’est là qu’ils se sentent libres, qu’ils s’expriment encore, même si leurs mots n’ont plus de sens. »

Marie Deforges compte parmi ses habitués Juliette Juillard, qu’elle suit de près. Cette femme lumineuse, silhouette svelte couronnée d’une chevelure argentée, a 91 ans. Peintre, atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle a une excellente mémoire… ancienne, et beaucoup d’autodérision. Ce matin, elle fait rire l’assemblée: « Du moment que je me rappelle mon prénom,c’est quand même l’essentiel ! » La démarche assurée, elle se promène chaque jour dans le parc avec l’un de ses fils, lui aussi artiste. Souvent, ils déjeunent ensemble à la cantine qui donne sur le jardin.

Juliette Juillard, 91 ans, ancienne peintre et un de ses fils, artiste également prennent le soleil dans le parc. ©Juliette Robert/Youpress

Juliette Juillard, 91 ans, ancienne peintre et un de ses fils, artiste également prennent le soleil dans le parc. ©Juliette Robert/Youpress


La chambre de Juliette est remplie de ses toiles, huile ou aquarelle, qui racontent le parcours d’une vie entière. Des paysages, des nus, des portraits, dont l’un, accroché en belle place, représente son mari. « Ah ça oui ! j’ai eu de la chance. Nous nous sommes adorés. Du premier jour jusqu’à la fin, ça a été extraordinaire. » Juliette a commencé très tôt la peinture. Ses parents auraient préféré qu’elle en fasse un peu plus à l’école, mais elle n’avait qu’une envie: peindre. Une vocation qui l’a portée : d’expositions en galeries parisiennes, elle a réellement vécu de son art, tout en le conciliant avec sa vie de famille. Mais « depuis que mon mari est décédé, j’ai tout arrêté. C’est quand même dommage, je sais », glisse-t-elle pudiquement.

Juliette Juillard, 91 ans, ancienne peintre au milieu de ses oeuvres dans sa chambre. ©Juliette Robert/Youpress

Juliette Juillard, 91 ans, ancienne peintre au milieu de ses oeuvres dans sa chambre. ©Juliette Robert/Youpress


Un peu plus loin, dans la chambre-atelier de Philippe, ce sont les dessins qui s’entassent, cartons posés contre les murs. Lui aussi parle avec émotion de sa disparue, son épouse, « une femme d’une élégance rare ». Le cancer est passé trop tôt. Ses portraits photographiques, noir et blanc très doux, semblent veiller sur le vieil homme. « On n’a pas eu d’enfants. C’est mignon, mais qu’est-ce que c’est chiant ! » dit-il en se marrant. Toujours prolixe, Philippe opte désormais pour le pastel gras. Entre deux commentaires sur la lumière du Maroc et les vibrations artistiques universelles, il explique que l’ensemble de ses œuvres est parti à la Fondation de France. Toutes vendues aux enchères à Drouot. Une fierté pour le nonagénaire. « Un de mes copains a essayé, mais ça n’a pas marché pour lui », confie-t-il mi-désolé, mi-goguenard.

Kosmas Koronéos, 81 ans, philosophe, écrivain ©Juliette Robert/Youpress

Kosmas Koronéos, 81 ans, philosophe, écrivain ©Juliette Robert/Youpress


Des parcours atypiques

Arrivé à la MNA l’année dernière, Cosmas Koronéos, philosophe d’origine grecque, a 81 ans. Pendant quarante ans, il a bâti une œuvre unique et tentaculaire autour de l’ontologie. Un programme inépuisable qui lui a pris tout son temps, entrecoupé de cafés et discussions avec ses amis poètes, comédiens, intellectuels. Pas question d’abandonner sa vie sociale. Il passe d’un rendez-vous avec un ami mathématicien à un déjeuner avec une auteure américaine… Le philosophe veut retenir encore un peu son indépendance. La MNA l’y incite. Ici, on encourage l’autonomie, comme la créativité.
Si certains, comme Juliette Juillard, sont « comme à la maison », d’autres supportent mal de vieillir, même dans ce contexte ouvert. Éliane Place, par exemple. Alors que les résidents partagent le goûter, elle reste allongée dans sa chambre. Frêle silhouette aujourd’hui – elle a 89 ans –, elle fut hier une vigoureuse athlète. « Maman voulait que j’apprenne la danse, c’était bien pour le maintien de la jeune fille. Je me suis inscrite à l’école russe », se souvient-elle. Après avoir débuté à la salle Pleyel à 19 ans, elle devient… femme canon ! C’était en 1952. « On m’appelait Miss Atomia », fanfaronne-t-elle.

Sur une photo mémorable, elle pose en tenue de scène sur l’artillerie lourde. « Quand maman a appris la nouvelle, elle pleurait tous les jours. Trop dangereux. » Elle se souvient du rituel avant chaque spectacle: « Je montais à l’échelle, je me préparais dans le canon, un monsieur calait correctement mes pieds. Je n’étais pas assurée en cas d’accident ! Ensuite, j’entendais “feu” et j’étais projetée. J’atterrissais dans un filet tendu. Fallait apprendre à se retourner pour ne pas se faire le coup du lapin. » La vie des gens du cirque, courte mais intense: la naissance de deux enfants la pousse à arrêter les acrobaties. Éliane entrecoupe ses récits d’un petit rire charmant. Rien ne laisse imaginer que la femme canon a œuvré activement dans la Résistance. « Une fois, j’ai voulu parler à mon mari. Il m’a demandé: “Toi, tu as été résistante ?” Je n’ai plus jamais évoqué la chose. » Pourtant, au détour de la conversation, Éliane plaisante encore des bons tours joués aux Allemands, la fois où elle leur a volé un obus antichar avec son beau-frère. De la chance, et beaucoup d’audace. « Je n’avais vraiment peur de rien à cette époque! » s’amuse la vieille dame. Et c’est la flamboyante Miss Atomia qui nous sourit.

Photo d'archive d'Eliane Place, 89 ans, ancienne femme canon au cirque Bouglione ©Juliette Robert/Youpress

Photo d’archive d’Eliane Place, 89 ans, ancienne femme canon au cirque Bouglione ©Juliette Robert/Youpress