A l’hôtel des amours secrètes


1 décembre 2016  |  dans France

C’est un petit coin de Japon à Paris. Discret, presque caché. Improbable, certainement. Au cœur la rue Saint-Denis, autant pavée de pierres que de prostituées, surtout la nuit venue, s’ouvrent les portes d’une antre unique en France : un love hotel. Littéralement un hôtel de l’amour.

Concept importé du Japon il y a quelques années par trois associés évoluant dans le milieu des sex shops, le Club 88, éclairé d’un petit néon rond à l’américaine qui, dans un autre contexte, indiquerait volontiers un resto de burgers en plein milieu de la route 66, est en réalité un haut lieu de plaisir, où les amours sont vécues à l’heure et à cent à l’heure.

Le gérant, Jo, la cinquantaine, un bel homme aux cheveux rasés et aux yeux bleu perçants, se souvient de ses premières impressions, quand il a vécu au Japon dans les années 80. « J’ai découvert les love hotel quand je me baladais à Tokyo. Il y en avait partout. J’ai trouvé l’idée géniale et je me suis bien dit que quelqu’un finirait par implanter le concept en France ». Sans savoir que ce serait lui, vingt ans plus tard.
Rien qu’à Tokyo, il y n’y aurait pas moins de 7200 love hotel qui émaillent les rues. Muriel Jolivet, sociologue spécialiste du Japon, confirme : « Aucune gêne face aux love hotel ! Au Japon, ils sont partout et intentionnellement visibles avec leurs façades grotesques singeant des châteaux ou des bateaux. Les prix sont affichés en grand de sorte qu弛n peut les voir depuis l’autoroute. » Il en existe 20 000 à 30 000 à l’échelle du pays. Chaque année, les Japonais dépenseraient 29 milliards d’euros dans le secteur, même si les gérants de ce type d’établissements se plaignent d’une crise actuelle. Dans l’Hexagone, on est encore bien loin de cette popularité. Mais cette Fraçaise installée au Japon y croit volontiers. « J’observe une chose : tout ce qui était critiqué ou commenté comme faisant partie de l’unicité japonaise a été accepté avec enthousiasme par la France, même si cela a pris un certain temps. Je pense essentiellement aux mangas, aux dessins animés japonais, autrefois décriés, voire méprisés, actuellement vantés, au Cosplay, au phénomèneotaku (l’adoration de la culture nippone, ndla), au kawaii, aux bars à chats, bref, à tout le phénomène qu’on pourrait regrouper sous le terme Japan Cool.»

Depuis maintenant trois ans, jeunes étudiants comme personnes âgées devenues habituées des lieux, viennent louer une chambre pour une heure ou deux… ou depuis quelques mois, la nuit entière. « Rest » ou « Stay » comme on dit là-bas. Mais pour accéder aux chambres, il faut passer par un sex shop. Là, on y croise autant de personnages que d’objets étranges, des hommes qui s’échappent d’une cabine, l’air un peu coupable en imperméable, des DVD improbables avec des titres qui le sont tout autant, classés très « sérieusement » selon les catégories « hétéro », « homo », « bi », « animaux » (!), des godes de toutes les couleurs et de toutes les tailles qui se laissent découvrir comme un arc-en-ciel de phallus. Un jeune homme, le sourire aux lèvres dit « au revoir » en se recoiffant une mèche devenue folle au cours de ses tout récents ébats. Un autre couple, la quarantaine cette fois, s’approche de l’hôtesse. « Bonsoir, nous avons réservé pour vingt heures », informe la femme. Devant elle, le catalogue des 18 chambres proposées, chacune avec son univers bien à elle. Accompagnée d’un homme, peut-être son mari, peut-être un amant avec qui elle vit une histoire d’amour passionnée, peut-être un homme rencontré hier, et dont, un jour, elle tombera amoureuse. Tous les scenarii sont envisageables. Jo, pourtant familier du spectacle de ces couples en quête de plaisir, ne se lasse pas d’imaginer qui sont ces clients et quelle est leur histoire.

Derrière le sex shop, une fois les escaliers gravis, l’ambiance change du tout au tout. Rien ne distingue, à première vue, le Club 88 d’un simple hôtel. Mais en y regardant de plus près, c’est un autre monde. Parfois, un gémissement de plaisir suinte à travers les fines cloisons et parvient aux oreilles, gênées ou amusées, c’est selon. Les lumières sont tamisées, les couloirs feutrés recouverts d’estampes japonaises pornographiques et de lithogravures du peintre dadaïste André Masson où les sexes s’entremêlent joyeusement en noir et blanc. Les chambres offrent des décors aussi variés que celui des 1001 nuits, du kama sutra, de Venise ou toute ville ou thématique liée aux plaisirs de l’amour charnel. A l’intérieur, un film porno est disponible si le couple le souhaite, de la musique aussi. Ils peuvent commander du champagne, utiliser des accessoires. Dans la pièce, une douche, pour l’avant, l’après, le pendant, un lit, et une ambiance qui se réchauffe dès que l’on passe la porte. De l’impersonnel, on passe à l’ultra-personnel. Le libre cours à l’imagination est vivement encouragé…

Au love hotel c’est tout l’objet du concept : libérer son inspiration. Sans tabous. Sans carcans. Comme l’explique la spécialiste du Japon et du sexe, Agnès Giard, les love hotel sont nés de contraintes pratiques. « Les couples japonais manquent d’espace et d’intimité. Les maisons japonaises sont souvent mal insonorisées et trop petites. Il n’est pas rare non plus que les jeunes ménages cohabitent avec leurs parents, en raison de la crise. Difficile dans un studio minuscule aux cloisons encore plus minuscules de se livrer aux ébats dont on rêve… Les love hôtel sont donc perçus comme de véritables havres de paix, garantissant la survie des liens affectifs entre les amoureux. » En France, on y débarque aussi pour l’intimité, mais pourquoi pas, une bonne dose d’adrénaline, juste l’envie de rallumer la flamme ou celle de changer ses « habitudes ». Edouard, 33 ans, est déjà venu plusieurs fois au Club 88. Pour lui, « c’est le lieu de tous les possibles. On se lâche, on sait qu’on a une heure, et que cette heure est faite pour faire l’amour. De façon moins formelle qu’à la maison. Car chez moi c’est minuscule et notre lit mezzanine collé au plafond bloque quelque peu nos envies, à ma compagne et à moi…», reconnaît-il.

Même si l’idée a remporté un succès critique dès le départ, le succès a pris un peu de temps à venir, comme le rappelle Jo. Mais aujourd’hui, sur des chambres louées à l’heure, le taux de remplissage est de 50%. Pas mal pour une moyenne qui inclut des horaires de journée. « Le love hôtel est un endroit de rêve fait pour les personnes qui accordent à la sexualité le droit de bouleverser la vie… Ça ne coûte pas forcément plus cher qu’un restaurant. Il n’y a aucune raison de penser que ça devrait rester un « luxe » réservé aux nantis », estime Agnès Giard. Jo ne pense pas autrement. Pour parler de ses clients, il a une formule choc : son love hôtel est fait pour « les jeunes et ceux qui veulent rester jeunes. » Il adore évoquer ce couple de petits vieux « en canne, qui viennent régulièrement », ce couple d’Africains super bien habillés en habits traditionnels, ou citer, avec un peu de fierté, ces deux couples de mariés qui sont venus le jour même de leurs noces, se « sont éclipsés de la cérémonie deux heures et sont repartis en riant ». Jo voit de la légèreté là où la bien-pensance verrait du glauque. Pour lui, la « bien-pensance, c’est l’intelligence des médiocres ».

Longtemps tabou sous le règne judéo-chrétien de l’abstinence ou d’une sexualité obligatoirement liée à la reproduction, le sexe est perçu totalement différemment au pays du soleil Levant. « Les mythes fondateurs du Japon disent que le monde n’a pas été créé mais procréé. Dans le Kojiki, recueil de mythes anciens, il y a deux dieux, un mâle et une femelle, qui, chargés d’inventer le monde, implémentent en standard la chorégraphie de l’amour. La sexualité au Japon s’inscrit dans le contexte très favorable d’une culture qui pose l’adéquation entre la fertilité des plantes et la fécondité des humains. En d’autres termes : il importe de reproduire l’acte posé en modèle par les dieux. La sexualité participe du renouvellement des forces vitales qui sont à l’œuvre dans la nature. Raison pour laquelle les estampes pornographiques sont appelées shunga, images de printemps… Le printemps est la saison du renouveau des forces vitales », renseigne Agnès Giard. L’image est charmante. Tout, dans la sexualité y est bon : le « plaisir sexuel est considéré comme une expérience faste. La masturbation est une action bénéfique : il s’agit d’attirer sur soi la félicité… en se la procurant. Dans nos cultures monothéistes, ce sont les instances religieuses puis médicales qui ont mis au point une typologie des pratiques classées par catégories : « licite » et « illicite ». Au Japon, la religion qui domine les activités liées à la vie, c’est à dire le shintô, ne comporte aucune table des lois ni aucune liste d’interdits. La sexualité est donc « libre  », pourvu qu’elle n’entre pas en conflit avec les règles de vie en société. »

Une conception de la sexualité à mille lieues de la nôtre.

Très loin des clichés sur la rigueur et le conformisme japonais, ces derniers font appel à une vraie imagination pour nourrir le feu des passions. Jo confirme : « Les Français pensent que les Japonais sont très uniformisés, qu’ils se ressemblent tous ou sont des robots. Oui, il y a des normes strictes dans ce pays, mais justement pour s’en éloigner, ils doivent faire appel à une créativité folle. » Comme pour les love hotel. « C’est peut-être pour des questions pratiques qu’ils ont inventé ce concept, en attendant, ce sont eux qui ont eu la bonne idée de louer une chambre à l’heure, spécifiquement pour faire l’amour! » s’extasie l’ancien professeur de français.
Là-bas, au Japon, il y en a de toutes les sortes : de la chambre Hello Kitty à la gothique, sans oublier la SM, celle avec des miroirs partout ou encore celle ambiance gynéco… Chacun son fantasme. Mais, point commun, presqu’aucun contact avec du personnel vivant. Par des systèmes de vitres opaques, de fentes où les clés sont glissées, et de sas, le client peut ne rencontrer absolument personne. Discrétion oblige. Impossible en France : « il faut s’assurer qu’il n’y a pas de prostituées parmi les clients, sinon nous risquons la fermeture », lâche Jo. En effet, la réputation des love hôtel est indissociables de la prostitution. « Les love hôtels datent du XVIIe siècle. A l’époque des maisons de rendez-vous appelées deaijaya abritaient les rencontres galantes, illicites ou tarifées. Dans ces maisons, hommes et femmes pouvaient se retrouver loin des regards jaloux. Les maisons de thé servaient aussi d’intermédiaires entre des hommes désireux de passer une bonne nuit et des prostituées de haut rang, qu’ils choisissent sur catalogue et qui viennent les rejoindre dans une salle de banquet, en compagnie de danseuses et de musiciennes. A la faveur de l’ivresse générale, la femme s’éclipsait parfois avec son client dans une chambre à coucher. Après la seconde guerre mondiale, ces chambres sont rebaptisées prosaïquement tsurekomi yado : “amenez votre propre femme”. Les hommes prenaient une chambre pour passer la nuit avec une prostituée. Pour redorer l’image de ces hôtels devenus “de passe”, ils sont rebaptisés motel durant l’ère Showa (1926-1989).
Dans les années 60, ils deviennent des abeku hôtel (du Français “avec”), pour signifier que les garçons y viennent “avec” leur petite copine. Enfin, dans les années 70, ils sont enfin nommés love hotel. » Et se débarrassent partiellement, en se dotant d’un nom à consonance plus légère, de leur mauvaise réputation…
En France aussi, mais peut-être l’avons nous oublié, nous avons eu des love hotel d’avant la lettre, que nous enviaient tous les pays du monde : c’était « la belle époque des bordels, rappelle Agnès Giard. On pouvait s’y rendre comme dans un univers de conte de fées, pour réaliser un scénario ou pour goûter au charme d’un décor : il y avait le décor train, le décor grotte, le décor hammam, le décor donjon… Avec ces bordels nous avons perdu la magie d’une époque durant laquelle la sexualité était autre chose qu’une activité bonne pour la santé. » A la différence près qu’au Club 88, il n’y a pas de clients, mais des amants.