Suède : Ecoles bon chic, sans genre

13 juin 2018  |  dans International

Différentes familles représentées par des playmobils, à l'école Nicolaigarden, Stockholm © Juliette Robert/Youpress/Haytham

Différentes familles représentées par des playmobils, à l’école Nicolaigarden, Stockholm © Juliette Robert/Youpress/Haytham

En Suède, plusieurs écoles, de la maternelle au lycée, tentent de réduire les stéréotypes de genre en appliquant des pédagogies et initiatives innovantes. Reportage dans ces écoles de l’égalité.

Au milieu des coussins et des livres étalés, une dizaine de petites silhouettes hautes comme trois pommes, assises autour de la maîtresse, semblent très concentrées sur les images qu’elle fait défiler. « Qu’y vois-tu ? », demande la jeune femme. Un petit garçon prend la parole, imaginant ce que les personnages lapin et hérisson ressentent. Cet exercice peut sembler anodin, mais il permet de faciliter l’expression des émotions et des sentiments, chose à laquelle le sexe masculin est peu habitué dans nos sociétés. Au rez-de-chaussée, au même moment, un autre groupe d’enfants rentre au bercail. Ils ont traversé le Stockholm historique, composé de belles maisons médiévales à encorbellement et de venelles pavées, avec, sur le dos, de petits gilets roses ajustés, une couleur souvent associée aux filles, mais ici, appliquée à tous sans différence et dans l’indifférence.
Des détails ? A Nicolaigården, une maternelle un peu particulière implantée dans le quartier de Gamla Stan, ce n’en sont pas. Dans son bureau, Lotta Rajalin, la directrice de l’école, une femme aux longs cheveux blonds, raconte l’histoire de son projet, qui a permis une petite révolution en Suède.

Des stéréotypes persistants… même en Suède

En 1998, l’Éducation Nationale suédoise inscrit au programme l’obligation de donner les mêmes chances à tous les enfants quel que soit leur sexe. Lotta Rajalin, à la tête de 5 écoles maternelles, décide d’appliquer à la lettre ces principes et fonde le jardin d’enfants Nicolaigården, qui vise à réduire les stéréotypes de genre. Pour répondre aux besoins d’une telle réforme, pendant plus de deux ans, la directrice et son équipe ont pris note de leurs observations opérées auprès des enfants, et continuent de le faire encore aujourd’hui. « Sur des images simples représentant des animaux en file indienne, on demandait par exemple aux enfants de désigner celui qu’ils pensaient être le père. C’était toujours le premier de la file indienne, telle une résurgence du patriarcat », raconte ainsi Lotta Rajalin.
Ils analysent aussi des séries TV, des livres, des chansons, des personnages de film, à travers leurs vêtements, leurs sentiments, leurs rôles… Résultat, elle est en mesure d’établir un schéma représentant un cercle divisé en deux, répertoriant ce qui est « naturellement » attribué aux filles et aux garçons, en termes de couleurs, de vêtements, d’émotions, de caractéristiques ou encore d’activités. Exemple simple et édifiant: l’industrie vestimentaire propose aux filles des vêtements près du corps ou des robes qui empêchent, contrairement aux pantalons des garçons, de pouvoir grimper aussi facilement aux arbres ou de courir partout. Le couperet tombe: aux yeux de la société, les filles sont passives, les garçons actifs.

Contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs les plus farouches, le but d’Egalia, lancée en 2011 et qui a fait le buzz, et des autres écoles basées sur des principes similaires, comme Nicolaigården, n’est pas de s’ « attaquer » au genre biologique des enfants, mais bien au genre social, façonné par nos sociétés. Il ne s’agit pas de « faire changer les enfants », mais « de changer nos habitudes, à nous, et de créer un autre environnement pour eux, explique Lotta. Ce que nous souhaitons, c’est juste ouvrir le spectre des possibles aux enfants, qu’ils ne se contentent pas d’une seule moitié du cercle », précise Lotta. Qu’un garçon puisse pleurer sans être jugé, qu’on s’adresse à une fille autrement que pour lui dire qu’elle est une « princesse ». Que, sur le spectre des possibles, de « garçon manqué » à « femmelette », plus aucune qualification ne soit péjorative.

Prouvant son engagement sur la question du genre, la Suède peut se targuer d’abriter plusieurs autres initiatives qui vont dans le sens d’une réduction des préjugés, renforcée, en 2009, par l’instauration d’une loi anti-discrimination: l’âge, la religion, l’origine, l’orientation sexuelle, le handicap, ne doivent plus, en aucun cas, devenir l’objet d’une discrimination. En 2013, le lycée Södra Latin, à Stockholm, ouvre un vestiaire neutre, une première dans le pays. Poursuivant, sans le savoir, les efforts initiés par Egalia ? Trois ans après l’expérience, c’est au lycée d’Eskilstuna, à une heure de la capitale, que le conseil des élèves a réussi à faire passer une revendication à laquelle les membres tenaient beaucoup. « Nous avons remarqué qu’il était compliqué pour les élèves transgenres ou ne s’identifiant ni comme garçons ni comme filles, de se retrouver dans des vestiaires classiques. Mais cela dépasse la cause LGBT, bien sûr car à l’adolescence, on peut être mal à l’aise avec son corps », décrypte Sofia, 16 ans, l’une des adolescentes à l’origine du projet, cheveux roses fluo et parole libérée. Elle-même s’affiche comme ouvertement bisexuelle et, très engagée, a mené une formation de sensibilisation aux questions LGBT auprès des professeurs de son établissement. « On était prêt à se battre, on avait peur que le directeur soit effrayé du côté « radical » de notre requête », reconnaît Josephina, présidente du Conseil de élèves. Or, dès que la demande a été formulée en octobre dernier, le directeur Johan Ahlqvist a donné son accord immédiatement. « Notre objectif est que les élèves réussissent leur scolarité, alors pourquoi ne pas les y aider, y compris avec ce genre d’initiatives qui leur offre un bien-être supplémentaire ? », lâche-t-il. « Cela permettra de ne pas pointer les gens du doigt », se réjouit Sofia. Une salle de professeur sera donc prochainement déplacée pour permettre, au même étage, l’ouverture du vestiaire neutre, à côté des vestiaires féminin et masculin.

Des tout petits dansent en tutu coloré. © Juliette Robert/Youpress/Haytham

Des tout petits dansent en tutu coloré. © Juliette Robert/Youpress/Haytham


Des outils simples pour réduire les préjugés

Ce genre de projet symbolise le caractère innovant de la Suède en matière d’éducation, loin du formatage des écoles « classiques », qui se « focalisent sur la partie académique traditionnelle de notre travail: comment aider les enfants à développer des compétences en mathématiques, dans le langage, développer leurs capacités moteurs… mais échouent souvent quand il s’agit de valeurs et d’éthique, estime Ana Rodriguez, maîtresse arrivée en avril 2016 à Egalia. Ici, nous travaillons sur les deux aspects sans en négliger un. »
Comme au lycée d’Eskilstuna, l’ouverture aux questions LGBT est essentielle. « Il n’y a aucune discrimination quant à la religion, le sexe, l’orientation sexuelle de nos professeurs. Ils peuvent avoir changé de sexe et les hommes peuvent porter des robes s’ils le souhaitent », éclaire Lotta Rajalin. Les « outils » que les enseignants utilisent auprès des élèves sont diffus et multiples. Tout est fait pour s’adresser aux enfants de façon égalitaire. Les prénoms des enfants sont souvent mixtes. « Frances, Charlie, moi-même je ne sais pas toujours s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille », lâche Lotta. Ainsi, ils sont plutôt appelés « camarades » ou « copains », pour ne pas insister sur le fait qu’ils sont garçon ou fille. « Si l’enfant demande à être appelé « hen », on le fait », explique Frida, l’ancienne assistante de Lotta. Hen ? L’innovation sémantique est de taille: ce pronom est neutre et a été mis au point pour permettre de sortir des appellations traditionnelles si nécessaire.
Les livres à disposition diffèrent aussi de ceux trouvés dans d’autres écoles. Bien sûr, quelques « classiques » comme Cendrillon ou Blanche-Neige, aux genres très stéréotypés, sont proposés. Mais les enfants peuvent réagir lors de discussions. « Nous leur demandons: est-ce que cela peut arriver dans la vraie vie ? », explique Frida. Mais on trouve surtout de nombreux ouvrages proposant d’autres constellations familiales, avec deux papas et mamans, avec différents types de couples, mixtes par exemple, ou des histoires d’enfants adoptés. Le best seller restant « Kivi och Monsterhund », (Kivi et le Monstrochien) de Jesper Lundqvist et Bettina Johansson, premier livre pour enfant à avoir recours au désormais fameux « hen » pour qualifier son petit personnage principal.
Les aires de jeux, quant à elles, celles de construction et celles comportant les poupées, sont volontairement mélangées, pour faciliter le passage d’une activité à une autre, et la perméabilité des activités, au-delà du sexe de l’enfant.

Des enfants de maternelle apprennent à jouer aux échecs. © Juliette Robert/Youpress/Haytham

Des enfants de maternelle apprennent à jouer aux échecs. © Juliette Robert/Youpress/Haytham



Des écoles victimes de leurs détracteurs

En 2011, les médias du monde entier débarquent à Egalia, fascinés par cette maternelle qui cherche à réduire les stéréotypes de genre. En 2013, la même chose arrive au Södra Latin. A Eskilstuna, l’information reprise par la presse locale sur le vestiaire neutre a eu des conséquences insoupçonnées: « je me suis réveillé sous une pluie de messages Facebook », se souvient le directeur, surpris par autant d’intérêt médiatique. Mais si l’enthousiasme n’est pas feint, des réactions plus violentes émaillent ces initiatives. « Au début, nous avons reçu des lettres de menaces, et même deux poupées, avec ce message: « voici une fille et voici un garçon, vous avez intérêt à l’apprendre » », se rappelle Lotta Rajalin. Le chef de file des conservateurs actuels est Tanja Bergkvist, qui, en théoricienne du genre, estime qu’Egalia cherche à gommer les différences biologiques. « Nous n’avons jamais voulu effacer le « sexe » biologique », réaffirme pourtant la directrice. Christine Fawcett, du département de psychologie de l’université d’Uppsala, qui a mené une étude auprès des bambins nourris à la méthode de Lotta Rajalin, pour tenter de déterminer l’influence du milieu sur les stéréotypes de genre, le réaffirme: « à Egalia, l’identité biologique n’est pas du tout effacée. » Les filles comme les garçons sont bien conscients de qui ils sont.

Mais les premières études menées par des psychologues tendent à montrer des changements dans le comportement des enfants. Sur deux questions qui leur étaient posées, « on note des résultats différents entre Egalia et les écoles témoins », précise la chercheuse. « On a fait défiler des images de visages d’enfants. A la question « avec lesquels jouerais-tu », ils répondaient plus volontiers jouer avec un enfant du sexe opposé. On leur a aussi montré des images de jouets « genrés », un camion ou une poupée. A la question, « Qui joue avec ces jouets »?, leurs réponses étaient moins marquées que dans une école classique », explique-t-elle.
Pourtant, même dans une société égalitaire comme la Suède, véritable paradis pour femmes libérées, qui autorise de longs congés paternité, où les femmes décrochent 2/3 des diplômes universitaires, il reste des stéréotypes. Ancrés profondément, de façon génétique comme sociale, car, comme le rappelle Ben Kenward, un autre chercheur en psychologie auteur de l’étude, « tout ce qui nous arrive résulte d’une interaction entre nos gènes et notre environnement. » En attendant d’autres études de suivi des élèves de ses écoles, Lotta et son équipe estiment que leurs petits protégés sont « plus sûrs d’eux, plus ouverts au dialogue et ont moins recours à la violence. » Et une certitude les anime: le plus tôt on peut effacer ces préjugés, le plus efficace ce sera. Génération à suivre, donc.