Usines Parisot : à la casse ouvrière !

6 février 2012  |  dans France, Société

© Axelle de Russé

© Axelle de Russé

À Dunkerque, des ouvriers d’une usine d’ameublement sous-traitante d’Ikea tentent de faire reconnaître qu’ils sont victimes d’une délocalisation de leur activité en Roumanie. Leurs patrons, les Parisot, nient tout lien entre Green Sofa Dunkerque et Parisot Green Sofa SRL.
 

Dans la brume épaisse de l’aube, la pluie bat les murs blanchis des petites maisons ouvrières. Les ombres des travailleurs se pressent pour échapper à la bise glaciale. Dans cette rue de corons, une femme courbée par les bourrasques ferme sa porte. Depuis quarante ans, Arlette (1) est la France qui se lève tôt. Chaque jour, sa gamelle à la main, l’ouvrière rougie s’en va retrouver la chaîne. Ce fut d’abord celle du chantier naval, puis celle de la sidérurgie des Dunes et, pour finir, la chaîne des canapés Parisot. Au terme de grèves mémorables, les deux premières ont mis la clef sous la porte, mais c’est dans le silence d’un procès que la dernière pourrait fermer. La travailleuse de 55 ans qui croyait terminer sa carrière chez Parisot, finira donc à Pôle emploi. La voiture pénètre dans la zone industrielle où se trouve « la boîte » qu’Arlette continue d’appeler « Parisot ». Elle n’a pas le droit : depuis que l’usine a été rebaptisée Green Sofa Dunkerque (GSD), il y a un an et demi, tous doivent oublier l’ancien nom.
 

© Axelle de Russé

© Axelle de Russé


 
Mais pendant vingt-quatre ans, l’usine a appartenu au groupe Parisot. Jusqu’à ce que le leader français du meuble en kit, propriété de la famille de la présidente du Medef, décide de se débarrasser de la société en perte de vitesse. L’usine, qui n’a pas de dettes et qui réalise un chiffre d’affaires de 16 millions d’euros, est cédée à un certain Jean-Charles Parisot, un cousin de Laurence. Le fils de famille rachète aussi une société roumaine du groupe au bord de la faillite. Là, miracle ! Un an et demi plus tard, la tendance est renversée : Green Sofa Dunkerque est au bord du dépôt de bilan, mais l’usine roumaine, elle, n’a jamais gagné tant d’argent (+ 181 % de chiffre d’affaires). Un coup de baguette magique qui sent la délocalisation à plein nez ? « Bien sûr que non, répond Jean-Charles. Personne n’est fautif, c’est la crise qui détruit l’industrie française. » Nous verrons.
 
Payée 1 000 euros par mois depuis vingt-trois ans
 
© Axelle de Russé

© Axelle de Russé


 
Le jour se lève sur le hangar en métal gondolé. Les voitures des 124 ouvriers se garent une à une sur le parking. Arlette se dirige vers la pointeuse. Quelques éclats de rire, des bises échangées et la cloche retentit. Un, deux, trois, quatre, dans une chorégraphie maîtrisée, l’ouvrière colle des blocs de mousse les uns aux autres et les empile sur des chariots. Ces gestes, mille fois répétés, lui ont coûté une opération à chaque poignet. Syndromes du canal carpien, opérations de l’épaule, tendinites multiples, surdités partielles, morceaux de doigts déchiquetés : en vingt-cinq ans, ils sont nombreux à avoir laissé leur santé dans les rouages de la chaîne Parisot. « Que voulez-vous qu’on fasse ? interroge Sophie (1), le dos tellement abîmé qu’elle peine parfois à se lever. Quand on a quatre enfants, on est déjà bien content d’avoir du travail. »
 
Chez Parisot, c’est le deal : des semaines qui peuvent aller jusqu’à quarante deux heures contre 1 000 euros nets par mois. Depuis vingt-trois ans, Arlette n’a eu qu’une seule augmentation : « 1,11 euro. » Autour des ouvrières, le concert des pistolets à clous, des machines à mousse éclate les tympans et entête. Mais rien ne dérange la cadence. La chaîne, portée par ses lattes en bois, avance et pousse des canapés Ikea à la queue leu leu. Depuis 2004, le géant suédois est – à sa demande – le seul client de GSD (Ikea génère 99 % du chiffre d’affaires). Mais, depuis trois ans, la multinationale aux 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires préfère sous-traiter en Pologne. Un coup très dur pour GSD, qui prend le chemin de la faillite. Jean-Charles a donc décidé de faire appel au tribunal de commerce pour dénoncer le retrait brutal d’Ikea (2) et obtenir 9 millions d’euros d’indemnités. Et si, finalement, Jean- Charles était un ardent défenseur des ouvriers ? Nous verrons.
 
Les gains aux miniMiss et au poker vont dans les épinards
 
© Axelle de Russé

© Axelle de Russé


 
Sylvie (1), 38 ans, bourre des coussins. Une activité qui lui a pourtant été interdite par le chirurgien qui l’a opérée des poignets. « Ici, on fait tous des petits boulots au noir, raconte, gênée, cette mère célibataire. Moi, je fais des ménages et de la couture. » Après l’usine, chacun a sa stratégie pour assurer la survie. Arlette, elle, demande une avance sur salaire dès le 25 du mois. Et, le soir, son fils joue au poker sur Internet pour mettre du beurre dans les épinards. Les plus originales inscrivent leurs filles aux concours de beauté régionaux, les miniMiss, pour gagner quelques lots. « Ma fille a remporté près de 100 euros de cadeaux, raconte Linda (1), une ouvrière qui vend des bijoux sur les marchés le week-end. Cela fera mes cadeaux de Noël ! » Les loisirs ? Pour Arlette, c’est « le restaurant une fois par mois, grâce aux tickets resto » et, pour les vacances, une caravane à 7 kilomètres de chez elle.
 
Anne (1), elle, garde ses sous pour rejoindre son amoureux. Même quand elle plante des clous sur la chaîne, le bonheur de cette future maman irradie. Il faut dire qu’elle a connu des moments plus difficiles… en Roumanie. Elle n’est pas la seule de GSD à être allée transmettre son savoir-faire aux ouvriers roumains. David (1) s’est également rendu sur place à plusieurs reprises : « Au début, on a fait de la formation à distance, ensuite, on y est allés. Les Roumains peuvent produire mais, au niveau du développement, ils sont mauvais. Je savais qu’on se tirait une balle dans le pied en leur transmettant notre savoir-faire, mais, que voulez-vous ? Les ordres sont les ordres. » Gwendoline (1) a, elle aussi, été envoyée dans l’usine roumaine, mais pour y réparer les machines. Il faut dire qu’elle les connaît bien, ces machines, car, avant d’être envoyées en Roumanie, elles se trouvaient à Dunkerque.
 
Green Sofa Dunkerque et Parisot Green Sofa : deux noms pour une délocalisation ?
 
© Axelle de Russé

© Axelle de Russé


 
« Nous avons envoyé 80 machines à coudre en Roumanie qui coûtent, neuves, entre 5 000 et 10 000 euros chacune, témoigne encore Gwendoline. Et aussi une machine à mousse qui s’achète neuve 200 000 euros. » Vendues ? « Dans les faits, oui… mais on les a cédées pour un euro symbolique. Sur Internet, je suis sûre que j’en aurais tiré beaucoup plus. » Transfert des machines et du savoir-faire, deux symptômes d’une délocalisation qui ne dit pas son nom ? « Non, rétorque encore Jean-Charles Parisot. Ce sont des échanges de bons procédés. En Roumanie, ce sont des produits low cost qui sont fabriqués. Rien à voir avec ceux de Dunkerque. Et les deux usines n’ont pas les mêmes clients. » Il n’empêche que les canapés sortent d’usine avec un poinçon presque identique : Green Sofa Dunkerque et Parisot Green Sofa SRL (Roumanie). Et que les clients de Dunkerque et de la Roumanie sont recrutés par la même boîte, Zone and Co, une société appartenant aussi à Jean-Charles. Ça sera tout ? Non, last but not least, les deux usines sont dirigées… par le même manager, un certain Patrick Danten. « Je ne sais pas quelle est sa fonction exacte, témoigne Denis (1), mais, en Roumanie, il se conduit comme le patron et, quand il revient ici, il fait le malin en disant qu’il a deux salaires, un pour Dunkerque et l’autre pour la Roumanie. » Il suffit de taper son nom sur Internet pour trouver qu’il est à la fois directeur général chez GSD et… managing director en Roumanie. Vous pouvez chercher la différence, il n’y en a pas.
Dans ces conditions, pourquoi Jean-Charles Parisot continue-t-il de nier les rapports évidents entre les deux sociétés qui existent depuis des années ?
 
Le monde merveilleux où les Parisot gardent leur boulot
 
© Axelle de Russé

© Axelle de Russé


 
« Jean-Charles est très malin, explique Me Brun, l’avocat de l’intersyndicale GSD. Les deux usines n’ont aucun lien juridique entre elles car elles appartiennent à deux holdings différentes. » Donc, si GSD fait faillite, la Roumanie sera préservée. Les salariés de Dunkerque seront licenciés pour motif économique et l’assurance paiera la note. Bref, une fermeture sur fond de délocalisation qui ne coûtera pas un radis au groupe Parisot. Une aubaine pour l’usine roumaine, qui aura hérité de plusieurs machines et du savoir-faire de Dunkerque sans, pour autant, supporter les pertes de sa jumelle. Injustice ? Contournement judicieux de la loi ? Pour Jean-Charles, « rien de troublant, cela s’appelle “répartir les risques”. » Ah, si c’est ça… Seulement, voilà, la vie est pleine de surprises : début 2011, la Cour de cassation a estimé qu’un groupe en bonne santé ne pouvait procéder à des licenciements économiques dans une filiale en difficulté. Sauf si ces derniers sont de nature à « sauvegarder la compétitivité ». Une petite révolution sur laquelle Me Brun a l’intention de s’appuyer pour « maintenir l’emploi » à GSD. « Il va falloir démontrer que les deux usines, bien qu’appartenant à deux holdings différentes, sont un groupe de fait, explique l’avocat. Les succès de la Roumanie peuvent donc profiter à Dunkerque. » En résumé, l’avenir d’Arlette et de ses collègues sera donc bientôt entre les mains du juge civil. S’il statuait en leur faveur, les ouvriers pourraient soit garder leur emploi, soit repartir avec un gros chèque (pour licenciement abusif). En attendant, les salariés de Green Sofa se préparent surtout au « scénario Pôle emploi ». « L’ambiance est morose, tout le monde est démotivé », se désespère un ouvrier.
 
Silence, on liquide !
 
Pour Gwendoline, cela fait déjà plusieurs mois qu’on « laisse mourir l’usine à petit feu. Il n’y a plus d’investissements, nous dit-elle. On répare tout avec des bouts de ficelle ». Et d’illustrer : « J’ai signalé que la bâche du système à incendie était inutilisable, mais personne ne me répond. Le pire peut arriver s’il y a un gros incendie. Et, s’il y a un contrôle, ce sera un autre prétexte pour fermer la boîte. » Et, comme il n’y a pas de petites économies, un responsable de GSD raconte : « Parisot m’a fait acheter, contre mon avis, deux machines en Chine. Elles coûtent 50 % moins cher, mais ne sont pas aux normes européennes. » Il faut dire que la société qui les commercialise appartient aussi à… Parisot. Si, ça, ce n’est pas de l’échange de bons procédés, mon bon monsieur !
 
Riiiiiiiiing ! La cloche sonne la fin de la journée. Dans une course effrénée vers la pointeuse, les travailleurs s’enfuient chez eux. Arlette remonte dans sa vieille Renault, direction la petite rue de corons où elle vit. Là, son mari l’attend. Le dos ruiné par les docks et les poumons tapés par dix ans d’amiante, il vit de l’allocation handicap depuis longtemps. Dans la petite maison, chauffée grâce à un poêle à bois, tout le monde sait ce qui se passe à l’usine, mais personne ne parle d’avenir. « On vit au jour le jour, ç’a toujours été comme ça, explique le fils unique de 25 ans. Pour l’ouvrier, la clef du bonheur, c’est de ne pas penser au lendemain. »
 
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) La décision du tribunal de commerce sera connue le 5 janvier. GSD demande 9 millions d’euros d’indemnités à Ikea pour son retrait, ou l’augmentation de 15 % à 20 % des prix.
 

En Roumanie « C’est un bled où les ouvriers vont travailler en charrette »

 

© Axelle de Russé

© Axelle de Russé


 
Pendant trois ans, Anne, la trentaine, a travaillé dans l’usine roumaine rachetée par Jean-Charles Parisot, Parisot Green Sofa SRL. « Je faisais de la formation qualité auprès des ouvriers », témoigne-t-elle. Employant plus de 300 salariés, l’usine est située dans le petit village de Sărmacu, en Transylvanie. « C’est un bled, raconte Anne. Les ouvriers vont travailler en charrette. C’est dur, mais les gens sont solidaires. » Gwendoline, qui s’est rendue sur place des dizaines de fois, se souvient : « Au début, il n’y avait pas de point d’eau, alors, on avait installé une marmite et une louche, ainsi qu’un trou dans la terre pour les toilettes. Aujourd’hui, il y a des fils électriques qui pendent partout, c’est n’importe quoi. » Et d’ajouter : « Dans le village, seul le directeur avait une voiture, nous allions au travail à pied. Il n’y a rien à des kilomètres, sauf le marché, une fois par semaine. C’est fini, moi, je n’y retourne plus. » Selon elle, les travailleurs gagnent 180 euros par mois, un salaire insuffisant qui les contraint à avoir deux emplois. « À votre avis, pourquoi Parisot a décidé de s’installer dans ce village ? interroge l’ouvrière. Parce qu’il aime la campagne ou parce que, là-bas, les ouvriers sont tellement morts de faim qu’ils sont prêts à tout accepter ? »