Emmaüs, l’empire en héritage

3 novembre 2007  |  dans France, Société

L'abbé Pierre - photo DR

L'abbé Pierre - photo DR

Il y a 10 mois, le père Abbé s’éteignait. Il laisse derrière lui Emmaüs, un empire complexe et fragmenté. Si le mouvement était préparé à ce grand départ, c’est le nouveau visage de la pauvreté qui risque d’avoir raison de la philosophie de l’abbé.

A Emmaüs, il est partout. Affiché sur les murs des communautés, à l’entrée de la fondation qui porte son nom, dans tous les discours des responsables et des militants du mouvement.

Dix mois après le départ de l’Abbé « pour ses grandes vacances», l’ombre du défunt pèse sur la galaxie qu’il a fondée il y a bientôt 60 ans. Si le choc de sa disparition a été brutal, aujourd’hui, l’absence est devenue familière… Certains ont le sentiment d’avoir perdu un « grand-père ». D’autres se souviennent du « silence de monastère » qui a régné, plusieurs jours après son enterrement. Pour tous, la perte inestimable de leur fondateur est une souffrance qui, même avec le temps, tarde à s’estomper. Mais passé le choc émotionnel, le départ du fondateur, préparé de longue date, n’a que très peu bousculé l’organisation des salariés et des bénévoles de ce vaste empire. « Il avait laissé, depuis longtemps déjà, l’autonomie nécessaire aux responsables des différents groupes», explique Renzo Fior, président d’Emmaüs International jusqu’au mois dernier. «De toute façons, il ne s’occupait pas de la gestion et des décisions quotidiennes. Il n’était plus dans les structures et n’avait aucun rôle institutionnel. » Très tôt, l’Abbé Pierre avait donc su s’entourer, déléguer, faire confiance. Cette prévoyance n’a pas empêché une partie des dirigeants de craindre une dislocation pure et simple d’un mouvement profondément hétérogène. « Nous avions peur de l’éclatement », reconnaît Christophe Deltombe, successeur de Martin Hirsch à la tête d’Emmaüs France. « Peur que chacun ne parte dans son coin, convaincu d’être porteur de la tradition, de l’héritage, de la vérité… ». Il ajoute: « Privés de celui qui constituait le véritable ciment de cette grande diversité, nous ne pensions pas êtres capables de maintenir une unité». A y regarder de plus près, le nouveau président d’Emmaüs France avait de quoi s’inquiéter… La galaxie de 420 groupes qui gravitent autour de la figure emblématique de l’Abbé Pierre est très morcelée. Chaque entité est différente pas ses modes de fonctionnement et le public auquel elles s’adressent. L’empire est divisé en trois branches principales: les Communautés, L’Action sociale et le Logement ainsi que le pôle Economie solidaire et Insertion. La seule branche des communautés est fragmentée en 7 fédérations différentes, issues d’une longue histoire de désaccords, de scissions et d’unités retrouvées. Rien d’étonnant à ce que les responsables des différentes branches et associations du mouvement se soient alarmés au décès du Père chiffonnier.

« Nous sommes plus soudés que jamais »

Après plusieurs mois d’incertitude, le président d’Emmaüs France se réjouit pourtant d’avoir évité un émiettement accru. Mieux, il assure assister au phénomène inverse: « Un déclic s’est produit le jour des funérailles de l’Abbé, à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Il y a eut une sorte de prise de conscience symbolique où tout le monde s’est dit qu’il fallait continuer ensemble, que ce serait le trahir si on se séparait. Aujourd’hui, nous sommes plus soudés que jamais. » Une analyse partagée par le délégué général de la Fondation Abbé Pierre, Patrick Doutreligne. « Le décès a permis de revenir aux valeurs premières, de resserrer nos liens. Parce qu’il faut bien dire que nous avions plutôt tendance à partir dans tous les sens ! » Toutefois, l’unité du mouvement préservée, le départ de l’Abbé Pierre allait poser la question épineuse de la visibilité d’Emmaüs après la disparition de son fondateur. Le père chiffonnier, personnalité préférée des français, était un porte-parole hors pair pour l’organisation. Chacune de ses interventions était une manière pour Emmaüs de se démarquer dans le paysage des milliers d’ONG françaises. « Il est irremplaçable », affirme Laurent Desmares, confident des dernières heures de l’Abbé Pierre. « Quand il montait au créneau, tous les médias reprenaient ses discours. Il était invité partout en France et dans le monde entier pour parler de la pauvreté ». Cette visibilité est déterminante pour Emmaüs. Depuis sa création, l’organisation a toujours revendiqué son rôle « d’aiguillon politique ». Du discours de 1954 aux derniers coups de gueule de l’Abbé Pierre, Emmaüs ne s’est jamais contenté d’aider les plus pauvres mais a toujours voulu faire bouger les gouvernants et le législateur. L’ancien président d’Emmaüs International, Renzo Fior, se félicite de ce rôle de poil à gratter: « On ne demande rien à l’Etat, donc on peut dire à Sarkozy ce qui ne va pas, sans avoir à craindre de répercussions. » Pourtant, les militants sont loin d’avoir les mêmes obédiences politiques… Dans les couloirs des sièges ou des communautés on croise sans complexe des représentants du MEDEF et des sympathisants d’extrême-gauche. Mais tous se retrouvent sur un socle de fondamentaux, hérités de l’humanisme de l’Abbé Pierre : dignité par le travail, solidarité et accueil inconditionnel.

Jean Reno, Jean Dujardin, Marie-Christine Barrault…

De cette visibilité du mouvement dépend aussi la générosité des donateurs. Les dons financiers, mais aussi les dons en meubles, vêtements, électroménagers qui permettent aux communautés de fonctionner. Ainsi, à chaque « évènement médiatique », comme le cinquantenaire de l’appel de 1954, la Fondation voit ses revenus augmenter. « C’était l’une de nos inquiétudes, affirme Patrick Doutreligne, nous avions peur qu’à la mort de l’Abbé les gens arrêtent de donner croyant qu’Emmaüs s’arrêtait ». Un mois avant sa mort, l’organisation lance donc une campagne d’affichage « Ne lâchons rien ! », pour faire comprendre à l’opinion que le combat du père fondateur continue. Aussi, pour pallier à la disparition de son porte parole, le mouvement a créé des comités de parrains avec des personnalités célèbres soutenant les actions d’Emmaüs. Les acteurs Jean Reno, Jean Dujardin, Marie-Christine Barrault ou encore la chanteuse Nolwenn Leroy cuisinent des crêpes ou lisent des poèmes dans les Boutiques Solidarité pour faire connaître le mouvement. Autre moment fort pour la médiatisation : la publication annuelle du célèbre « rapport sur le mal logement » de la Fondation Abbé Pierre. « Notre rapport est devenu une référence, même le gouvernement nous cite », se réjouit Patrick Doutreligne. Mais cette structure comme le reste de la galaxie ne se fait pas d’illusions : « Personne ne pourra jamais remplacer l’Abbé Pierre ». Il y a quelques mois encore, beaucoup de militants ont cru que Martin Hirsch, alors président d’Emmaüs France, pourrait occuper le fauteuil de porte-parole. « Il aimait parler aux médias, il était écouté », affirme un responsable d’une des fédérations d’Emmaüs France. Mais il a été appelé à de plus hautes responsabilités. L’ex-président a préféré rejoindre le gouvernement de Nicolas Sarkozy et un poste de secrétaire d’Etat aux solidarités actives. Un deuxième départ choc dont le mouvement peine à se relever (voir encadré). Christophe Deltombe, son successeur, tente tant bien que mal de prendre sa place de porte-parole. Même s’il avoue ne pas toujours être parfaitement à l’aise dans ce nouveau rôle. Cet avocat de profession est très convaincant dans les négociations, mais reconnaît « ne pas bien comprendre l’intérêt des grands quotidiens nationaux à lui poser des questions personnelles pour rédiger des portraits de lui par exemple ». La place prépondérante dans la communication de l’organisation occupée par l’abbé Pierre, pourrait dans les années à venir porter préjudice au mouvement…

18 millions d’euros en 2006

Toutefois, il faudra encore patienter quelques années pour connaître les répercussions financières de la disparition du porte-parole historique d’Emmaüs. En attendant, les donateurs ont répondu présents en 2006 et 2007. La mobilisation des Don Quichotte autour des mal-logés l’hiver dernier et la mort de l’Abbé Pierre ont permis à la Fondation d’enregistrer un taux record de dons. Pour l’année 2006, 18 millions d’euros ont été récoltés. « Passés les deux premiers mois après sa mort, où nous nous sommes refusés à faire appel aux dons, par respect, nous avons enregistré une progression de l’ordre de 20 à 30% », se félicite Patrick Doutreligne. Et d’ajouter : « Nous ne saurons toutefois si cette hausse est significative, qu’à la fin du dernier trimestre de l’année. Les gens donnent beaucoup en décembre, en raison des fêtes, du froid et aussi pour des raisons fiscales. » Un chiffre est d’ores et déjà incontestable: le premier appel aux dons après le décès du vieil homme, en mars 2007, a entraîné une hausse de 33% par rapport à celui de l’année précédent (voir encadré). Ces résultats financiers exceptionnels montrent aussi à quel point cette disparition a été préparée par ses successeurs. Toutefois, si l’empire ne s’est pas écroulé, c’est surtout lié à la capacité exceptionnelle du mouvement à s’adapter aux nouveaux visages de la pauvreté. Sandrine Witeska, chargée de la communication à Emmaüs France, la résume : « Nous n’avons pas dessiné un cadre figé, dans lequel on oblige les gens à entrer. C’est nous qui nous adaptons ». Une capacité à changer qui pourrait avoir raison de la philosophie de l’abbé et décevoir les nostalgiques de l’image d’Epinal des communautés.

La Révolution d’Emmaüs

Cette constante adaptation aux évolutions économiques et sociales a permis à Emmaüs de commencer sa révolution bien avant la mort de l’Abbé. L’apparition de nouvelles formes de pauvreté a ainsi poussé le mouvement à trouver d’autres réponses. Celles-ci sont aussi bien adaptées aux SDF à la rue depuis des années, qu’aux « accidentés de la vie », aux sans-papiers ou aux personnes souffrant de problèmes psychiatriques. Parmi ces précaires d’un nouveau genre, il y a aussi les travailleurs pauvres. Un public pour lequel la structure communautaire ne convient pas. La fédération SOS Familles, qui rassemble une cinquantaine d’antennes associatives, s’efforce par exemple, de prévenir le surendettement et l’expulsion locative. Elle propose des avances remboursables, sans intérêts. En cinq ans, plus de six millions d’euros de prêts ont été alloués. Après remboursement, le coefficient de perte n’a été que de 6 %. Autre public, auquel l’organisation s’adresse : les jeunes des quartiers. Emmaüs Synergie et ses éducateurs de rue travaillent sur des projets avec les jeunes des zones sensibles du Plessis Trévise. Et puis, il y a les femmes et les enfants, « de plus en plus victimes de l’insécurité économique », explique Monica Mejia, assistante sociale à L’Espace Solidarité Familles de Créteil (Val-de-Marne). « Nous assurons le suivi social et éducatif des familles en difficulté, essentiellement aux Assédics ou au RMI, même si certaines vivent de petits boulots. Mais nous avons surtout voulu être un lieu d’écoute et d’orientation. Nous essayons de redonner confiance aux mamans, en leur permettant de jouer avec leurs petits. Nous souhaitons aussi qu’elles puissent valoriser leur culture, entre autres à travers des recettes de cuisine. » Ce local lumineux est ouvert depuis quelques mois à peine. Ici, une jeune mère suit un cours d’alphabétisation. Là, une autre se forme à Internet. « Les femmes ne sont pas à l’aise dans des accueils de jour fréquentés à 90% par un public masculin, précise la directrice Maryse Varet. Elles se retrouvent la plupart du temps isolées dans leurs appartements. C’est pour cela que nous voulions cet espace spécifique. »

L’univers communautaire est l’un des autres grands théâtres de transformations sociales. En 1949, l’Abbé Pierre fonde la première communauté à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis). Il vient de rencontrer Georges, un ancien forçat, en lui proposant: « Viens m’aider à en aider d’autres plus pauvres que toi. » Cette philosophie de l’accueil et du travail, pour vivre dans la dignité, est restée la même aujourd’hui. Les compagnons subviennent à leurs besoins, sans aide de l’Etat, grâce à la récupération. Toutefois, le temps où l’abbé Pierre accrochait une simple pancarte « Emmaüs » pour fonder une communauté est révolue. Ces structures, plus « improvisées », étaient majoritairement dirigées par les compagnons eux-mêmes. Aujourd’hui, certains responsables sont des ex-ingénieurs, des directeurs en communication ou des travailleurs sociaux recrutés par le biais de l’ANPE. Fonder une communauté nécessite par ailleurs, un bataillon d’autorisations, de financements et de mises aux normes. Autant de contraintes qui requièrent une professionnalisation, une rationalisation du travail des bénévoles et des salariés.

Le profil des compagnons est lui aussi en complète mutation. « Il y a effectivement plus de jeunes, plus de personnes déstructurées, plus de femmes aussi. Ces dernières sont beaucoup plus difficiles à accompagner. Elles mettent plus longtemps à tomber, cependant le jour où elles s’écroulent, c’est catastrophique », explique Christophe Deltombe. Les anciens étaient en général des gars qui avaient un métier, une formation. Des charpentiers, des maçons ou des électriciens ayant bâti les communautés de leurs propres mains. « Les nouveaux sont très abîmés, très en difficultés, en manque de repères. Ce changement nous interroge. Comment les intégrer ? », s’inquiète le président d’Emmaüs France.

La question des sans-papiers bouscule le mouvement

Autre bouleversement récent du petit monde d’Emmaüs, la problématique des sans-papiers à laquelle les professionnels et bénévoles sont confrontée au quotidien. Certaines communautés comptent plus de 40% de compagnons sans-papiers (Voir encadré). Les centres d’hébergements d’urgence, eux aussi, accueillent entre 70 et 80% des personnes en situation irrégulière. Si l’inconditionnalité de l’accueil reste une priorité à Emmaüs, l’augmentation exponentielle de migrants clandestins pourrait bien transformer la philosophie de l’Abbé. Certains responsables sont contraints de refuser des migrants pour des raisons de place mais aussi pour ne pas « déstabiliser les structures ». En effet, l’accueil de cette population nécessite un accompagnement juridique mais aussi des structures adaptées quand il s’agit de familles avec enfants. Enfin, la légalité de cet accueil pourrait poser des problèmes aux responsables de communautés. Même si ceux-ci affirment clairement que la menace policière ne les empêchera jamais de recevoir cette population en grande difficulté. Le 30 août dernier, le courage de ces responsables n’a pas empêché une trentaine de gendarmes d’investir la communauté Emmaüs de Foulain (Haute Marne). Résultat : quatre compagnons sans-papiers interpellés et placés en centre de rétention. L’un des co-responsables de la communauté de Bougival,Jacquy Conderolle, commente : « L’autre jour, des policiers cherchaient deux sans-papiers. C’est strictement interdit par la loi, c’est la violation d’un lieu privé ! Si cette traque continue, on va débloquer des fonds et on va se payer de très bons avocats. » A la Boutique Solidarité de Gennevilliers, qui bénéficie de subventions publiques, la situation est plus paradoxale. « L’Etat, le Conseil général et la Ville savent bien que nous recevons des personnes en situation irrégulière, s’emporte la directrice Ghislaine Valadou. Nous sommes payés par eux pour accueillir des personnes et en même temps ils font des textes de loi ultra répressifs. C’est vraiment hypocrite. » Les évolutions sociologiques mises à part, les mutations économiques, résultats de la société de consommation, mettent en péril la stabilité économique des communautés et poussent ces véritables PME à changer. Pour le meilleur, et pour le pire…

« Travailler plus pour gagner autant »

Ceux qu’on nommait traditionnellement les chiffonniers, 4.000 répartis dans tout le réseau, ont été obligés d’étendre leur champ d’investigation. Au-delà de l’armoire en chêne massif de grand-mère ou des vêtements démodés, les compagnons se sont désormais spécialisés dans le recyclage. La « chine » est toujours centrale, mais le ramassage et le démantèlement des D3E (déchets d’équipements électriques et électroniques) prennent une place croissante. L’idée est de s’inscrire dans une logique de développement durable et de participer aux préoccupations environnementales. Cette dimension verte concerne également des produits du type palettes, cartouches d’encre, téléphones portable… « Les trier et les recycler requiert un savoir-faire très pointu, c’est pourquoi nous avons créé des ateliers d’insertion où travaillent des compagnons ou des emplois aidés », précise Christophe Deltombe. Outre ces avancées technologiques, les communautés souffrent par ailleurs du consumérisme effréné des Français. Une société du « tout jetable » qui a des répercussions sur la nature même de ce qui est récupéré. « Nous consommons de plus en plus et de plus en plus vite », analyse Sandrine Witeska. « La qualité des objets a beaucoup baissé et leur remise en vente est donc plus compliquée. » Autre problème, depuis cinq ou six ans, la concurrence avec certaines entreprises du secteur privé qui pratiquent le ramassage du textile. « Sous couvert de faire de l’humanitaire, ces boîtes n’hésitent pas à délocaliser en Roumanie. » Une guerre déloyale doublée de l’arrivée sur le marché des textiles asiatiques, de très mauvaise qualité eux aussi, impossibles à écouler car trop abîmés. Le chiffre d’affaire des communautés est pourtant resté globalement stable. Mais à quel prix ? « Le volume de marchandises à jeter étant plus important, explique le président d’Emmaüs France, notre activité est condamnée à augmenter pour maintenir le même niveau de recettes. On travaille plus pour gagner autant. »

Depuis le décès du Père chiffonnier, les clients ne sont heureusement plus aussi exigeants : ils viennent davantage pour rencontrer les compagnons que pour faire des bonnes affaires. « Les curieux d’aujourd’hui seront peut-être les bénévoles de demain », se félicite Sandrine Witeska.

Cette dernière évolution s’ajoute à toutes celles qui nourrissent la véritable transformation opérée par Emmaüs depuis quelques années. On entend bien encore, ici et là, quelques nostalgiques des communautés « à l’ancienne ». Mais tous s’accordent pourtant à dire que c’est cette capacité à changer qui a permis à Emmaüs de continuer à exister et à se développer. Reste à savoir si après l’Abbé, son empire perdra en combativité… Ce qui est certain, c’est que cette mutation devrait, au rythme des changements économiques et sociaux, se poursuivre encore des années. Des années après le dernier souffle de l’Abbé.

Leïla Miñano et Laurence Ullbrich