Les « héroïnes » du 9 mars
27 avril 2011 | Leila Minano dans Femmes
Elles s’appellent Salwa, Shahinda, Rasha, Samira, Mona. Arrêtées par l’armée le 9 mars dernier, ces jeunes manifestantes ont été insultées, battues, électrifiées, avant d’être soumises des tests de virginité. Objectif : prouver que ces révolutionnaires sont des prostituées. Grazia les a retrouvées.
Il est 17 heures sur Midan Tahrir. Le jour tombe à peine sur cette Place devenue le symbole du Printemps du Caire. Nous sommes le 9 mars, et quelques milliers d’égyptiens déçus par le gouvernement dirigé par les militaires, ont ressorti pancartes et banderoles. Il y a un mois, le 11 février, à l’issue de 20 jours d’occupation, d’affrontements et de défilés, le Raïs est tombé. Mais « son régime perdure », dénoncent les manifestants. Salwa, Shahinda, Rasha, Samira et Mona, font partie de ceux-là. Drapeaux, vendeurs ambulants, slogans, depuis quelques heures la Place de la Libération retrouve les couleurs de la révolution. Pour quelques heures seulement… Sans prévenir, 300 soldats, appuyés par des hommes habillés en civils, font irruption sur la place. C’est la panique, les occupants courent en tous sens pour échapper aux matraques. Très vite, les pierres des manifestants répliquent aux tirs de gazs lacrymogènes.
Rasha, 27 ans, étudiante et couturière, refuse de partir. Elle décide de s’asseoir à l’endroit même où elle se trouve : « Je ne suis pas une criminelle, je n’avais pas de raison de m’enfuir », justifie, calme, la jeune femme. Pour les soldats c’est le signe qu’ils ont à faire avec une forte tête. Dans la cohue, un homme un civil la pointe du doigt et deux soldats la saisissent par les poignets. Plus loin, au cœur des affrontements, la très coquette Salwa, 20 ans, tente de convaincre son fiancé, Mustapha, de partir. « Il voulait que je me mette à l’abri, mais moi je ne voulais pas le quitter », raconte cette révolutionnaire dont le père est vendeur de thé sur la place. Pour éviter à son amoureux d’être la cible des soldats, Salwa se met en première ligne. Un homme en civil la désigne et les soldats l’emmènent aussi. Plus loin, la frêle Mona, 19 ans et son mari, tentent de fuir en s’engouffrant par la bouche de métro. Trop tard, un homme pointe et les militaires saisissent le couple. « Tandis que les soldats me trainaient, la foule me donnait des coups, me crachait au visage et me traitait de prostituée », témoigne Mona, qui, avec son hijab enroulé sur la tête a l’air d’un garçon manqué.
Rasha, 27 ans : « Ils m’ont frappé avec la crosse de leurs fusils »
Une rue adjacente au Musée égyptien qui se trouve sur la place, a été réquisitionnée par les soldats pour servir de centre de détention provisoire pour les femmes. Quand les jeunes manifestantes arrivent, Rasha Azeb, journaliste et militante politique reconnue, est déjà ligotée à une barrière. Salwa et les autres sont attachées les mains dans le dos à l’aide de câble en plastique. Mais toute l’attention des officiers est fixée sur Rasha Azeb. « Bienvenue à l’abattoir ! On te réserve un traitement spécial me disaient les militaires en rigolant », raconte la militante, sans trembler. En plus des câbles en plastique, les soldats ajoutent des fils de fer autour de ses poignets. « Ils ont commencé à me frapper avec la crosse de leurs fusils, à me gifler en essayant de me faire avouer que j’avais participé à un sit-in la semaine d’avant ». Autour de la militante aguerrie, « les filles hurlaient, demandaient de l’aide. A chaque fois que l’une d’entre-elles protestaient, les militaires la battaient où lui envoyaient une décharge électrique dans la poitrine », poursuit la journaliste, en colère.
Tous les téléphones portables sont confisqués, mais seuls les appareils des plus rebelles sont détruits à coup de crosse, sous leurs yeux. Quatre heures durant, les femmes sont maintenues attachées dans la rue. Les militaires relâchent Rasha Azeb qui bénéficie de solides soutiens politiques et médiatiques à l’extérieur. Ce n’est pas le cas des dix-sept autres jeunes filles qui pour la plupart sont issues d’un milieu modeste. Les soldats les font monter dans un mini-bus, mais refusent de leur donner la destination du véhicule. « J’étais très calme jusque là, témoigne Rasha, l’étudiante. Mais quand ils nous ont mis dans ce bus, j’ai paniqué. Je croyais qu’ils nous emmenaient dans un endroit discret pour nous violer car ils nous accusaient d’être des prostituées ».
Shahinda, 19 ans : « Il a passé huit minutes avec ses mains dans mon corps »
Il est 23 heures, quand le mini-bus part dans la nuit. La Place de la Libération, définitivement évacuée, a retrouvé son calme. « Je regardais par la fenêtre les panneaux, je comptais les intersections, au cas où nous pourrions communiquer, car nos familles ne savaient pas où nous étions », continue l’étudiante. Après une demi-heure de route, le véhicule pénètre… dans une prison militaire. Les filles passent le reste de la nuit bouclées dans le véhicule, puis sont emmenées au petit matin dans un bâtiment d’un seul étage. « On nous a demandé d’entrer dans une pièce par groupe de trois, raconte Rasha, livide. Une femme nous a demandé de nous déshabiller entièrement. J’avais tellement honte, la fenêtre était ouverte et les soldats de la prison passaient pour nous regarder ». Et Salwa de poursuivre tristement : « elle nous a demandé de nous tourner dans tous les sens, et puis de nous baisser et de nous relever les jambes écartées, devant la fenêtre ouverte, c’était très humiliant ».
Une fois l’opération terminée, les manifestantes sont rassemblées dans une autre pièce, un officier entre et demande aux vierges de se mettre dans un coin. Sept femmes répondent à l’appel. Salwa et Shahinda, 19 ans, font partie de celles-là. « Ils ont installé un lit dans le couloir et un homme maigre et sec portant une blouse blanche sale, nous a demandé de nous allonger une par une », raconte Salwa, écœurée. « Il disait qu’il était médecin, mais c’était un militaire. Il m’a écarté les cuisses de force et il a passé huit minutes avec ses mains dans mon corps », ajoute Shahinda en baissant les yeux. Et Salwa de conclure, dégoûtée: « quand je repense à ce moment, je me dis que ma vie est finie, j’ai perdu ma dignité, je n’ai plus qu’à mettre le feu à mon corps ».
Mona, 19 ans : « Je suis humiliée, je ne peux plus rentrer chez moi, je vis dans la rue »
Presque un mois a passé depuis que Salwa, Rasha, Shahinda et les autres ont été relâchées. Après l’examen forcé, les manifestantes ont passé une journée supplémentaire dans la prison militaire. « Nous étions dans des cellules et les militaires nous envoyaient des décharges électriques dans la poitrine et dans les jambes quand l’une d’entre-nous pétaient les plombs. Ce qui arrivaient sans arrêt car nous ne savions pas ce que nous allions devenir », précise Mona. Le lendemain, le samedi, les jeunes femmes seront jugées au beau milieu de la nuit par un tribunal militaire. Reconnues coupables de sept chefs d’inculpation, parmi lesquels « détention de cocktails Molotov, viol du couvre feu, vandalisme », elles seront condamnées à un an de prison avec sursis. Après que l’ONG Amnesty international a rendu public ces actes de « tortures », les militaires ont nié et juré qu’ils mèneraient une enquête. Un mois après, rien n’a été fait.
Pire sur la Place Tahrir, où les manifestations se poursuivent chaque vendredi, les révolutionnaires sont peu nombreux à croire l’histoire des manifestantes du 9 mars. Ce révolutionnaire rétorque, choqué: « nos militaires ne feraient jamais ça, sauf si ce sont des prostituées et qu’elles l’ont donc mérité ». Pour Mona, dont le mari, arrêté en même temps qu’elle, a été condamné à 3 ans de prison ferme, les conséquences sont dramatiques. « Je vis chez la famille de mon mari, mais ils savent que les militaires m’ont touchée. Je ne peux pas rentrer car je mettrais la honte sur ma famille. Depuis un mois, je vis dans la rue ».
Chaque soir, Mona, Salwa, Shahinda, Samira, se retrouvent sur la Place Tahrir pour continuer à manifester. Elles n’ont plus peur. « Les soldats nous ont fait ça pour nous intimider et montrer à toutes les femmes ce qui les attend si elles manifestent, explique Rasha. Mais nous ne risquons plus rien car le pire est déjà arrivé ». Mona, une révolutionnaire de la première heure rencontrée sur la place et qui revient elle aussi manifester chaque vendredi, croit l’histoire des jeunes filles. Pour elle, Rasha, Salwa, Samira, Mona et Shahinda « sont des héroïnes de la révolution ». Car « enfermées dans ces cellules pendant ces quatre jours d’enfer, elles ont payé le prix de la liberté ».