RévolutionnairEs

27 avril 2011  |  dans Femmes

Crédit : Corentin Fohlen/fedephoto

« C’est une révolution d’hommes ! Mais où sont les Égyptiennes ?». Quoi qu’en dise ma copine sur Facebook, elles sont bien là. Depuis le premier jour, par milliers, les insurgéEs de la Place Tahrir font vivre le Printemps du Caire. Loin des caméras, Neama s’est enfuie de chez elle, Dina a été arrêtée, Mariam a été blessée dans les affrontements et Sally, Liza et Christine sont mortes, sous les coups des policiers. Causette est descendue place Tahrir, pour mettre sur le devant de la scène les RévolutionnairEs du Caire.

 

Un immeuble, dans une petite ruelle du Caire. Neama, silencieuse, ouvre la porte de son appartement. Aussi vite que lui permettent ses 60 printemps, elle dévale une à une les marches des escaliers. Un coup d’œil à droite, à gauche : personne en vue. Son sac serré contre la poitrine, la corpulente mère de famille se glisse dans la rue, le cœur battant. La veille, elle a soigneusement préparé sa fuite : l’heure de son départ – quand il n’y a personne chez elle -, le chemin qu’elle empruntera – le plus discret possible -, et des vivres – des pains au thon cuisinés dans le secret de sa chambre.
A mesure qu’elle approche du centre de la capitale, la vieille femme « qui se sent comme une adolescente » se dit qu’il serait « trop bête » de se faire attraper si près du but. Mais Neama n’a pas eu le choix : en dépit de ses supplications, ses trois fils, âgés de 20 à 30 ans, lui ont interdit de rejoindre les insurgés égyptiens. « Ce n’est pas la place d’une femme, c’est trop dangereux », lui a répondu son aîné. Alors hier, cette ancienne professeure d’anglais a décidé de se passer de leur permission. Quoi qu’il en coûte, elle ira rejoindre « ces autres femmes, qu’elle a vues à la télévision». « Plus tard mes enfants me remercieront », jure Neama qui se souvient encore de l’emprisonnement arbitraire et des violences policières subies il y a deux ans par son cadet. Prévenues par deux amies, Neama sait que les abords de la Place Tahrir sont quadrillés par des policiers en civil qui empêchent les manifestants de passer, prennent les sacs ou pire arrêtent les insurgés. « Peu importe, ma décision est prise, cette révolution ne se fera pas sans moi », rétorque la mère de famille. Elle n’est plus qu’à quelques mètres, quand deux hommes devant une barricade lui demandent fermement de rentrer chez elle. Les Égyptiens lui pincent le bras et la poussent dans la rue. Neama promet… Avant de contourner l’obstacle et d’entrer enfin. Devant elle, s’ouvre Midan Tahrir, la place emblématique occupée depuis le 25 janvier par des centaines de milliers d’Égyptiens qui réclament la fin du régime d’Hosni Moubarak.
Toujours plus nombreux, du Caire à Alexandrie, les manifestants pro-démocratie finiront par l’emporter. Cédant à la pression de 18 jours de mobilisation, le 11 février, à 17 heures, le Raïs tombe. Le Printemps du Caire devient révolution. Dans une explosion populaire, les hommes Et les femmes du Caire tournent la page d’un régime autoritaire vieux de 30 ans. Rarement sur le devant des estrades de la Place Tahrir, les Égyptiennes sont noyées dans la masse des insurgés. Faible compensation, plusieurs groupes Facebook ont été crées pour permettre aux internautes de rendre hommage à leur engagement. Pourtant, dans un pays où le droit des femmes est inexistant (plus de 90% des femmes sont excisées, ndlr), des milliers d’Égyptiennes ont pris tous les risques pour se battre contre la dictature.

Acte 1 : Marwa, Imen et Farida, Place Tahrir

Crédit photo : Corentin Fohlen/Fedephoto

Cet après-midi, alors que les campeurs entament leur 13e journée d’occupation, sur la place de la Libération, l’enthousiasme ne faiblit pas. Les dizaines de milliers de drapeaux, pancartes et banderoles colorent la foule qui noircie la chaussée. Dans une ambiance de carnaval, les slogans et les derboukas raisonnent dans les multiples cortèges qui se forment sans cesse. Sur les estrades de fortune se succèdent les orateurs qui témoignent des violences policières en brandissant des photos de manifestants, « torturés ou tués, par les sbires du régime ». Sur les terre-pleins, des centaines de tentes ont été plantées et les restes des brasiers refroidissent après la nuit. Certains ont préféré élire domicile à même le sol, devant les chenilles des tanks qui entourent la place au cas où les militaires voudraient évacuer. A chaque entrée, des cordons d’Égyptiens contrôlent les nouveaux arrivants pour éviter les infiltrations de policiers.
Marwa, 21 ans, et sa petite sœur Imen, 13 ans, font partie de ceux là. « C’est un des rôles qui est attribué aux égyptiennes, explique Marwa. Nous avons des créneaux horaires et nous nous relayons pour la fouille des femmes. » Marwa, Imen et Farida, leur mère, dorment sur Midan Tahrir depuis 10 jours. « La nuit nous sommes beaucoup moins nombreuses que les hommes, car la plupart des femmes n’ont pas l’autorisation de rester, commente Marwa en arrangeant son voile vert irisé sur la tête. En Egypte, il est très mal vue pour une femme de dormir à l’extérieur de chez elle ». Farida, la mère, elle, « n’a pas réfléchi » : « mon mari m’a dit allez-y, battez-vous pour nous, j’ai pris une valise et je suis montée dans le premier bus avec mes filles ». Avant d’ajouter : « Mais je fais très attention à ce qu’elles font et avec qui…». Pour échapper à la surveillance maternelle, Marwa et Imen, trouvent toujours de quoi s’occuper sur la place… quitte à traîner en route « pour discuter avec des amis », avoue Imen en rigolant. « Nous faisons les contrôles, nous préparons des sandwichs et ramassons des pavés pour les mettre en tas », explique l’adolescente. Contre les assauts de la police et des pro-Moubarak, les pierres sont devenues l’arme de prédilection des insurgés égyptiens. Il n’est donc pas rare de voir des petits groupes de femmes, un sac à la main, ramasser des cailloux, avant de les disposer en tas en divers endroits, en prévision des futurs affrontements. Et faites-vous partie de ceux qui lancent les pavés ? « Oui, bien sûr », sourit Marwa. Sa réponse déclenche les foudres d’Iman, une amie qui écoute la conversation : « Qu’est-ce-que tu racontes ? Tu veux qu’on dise partout que nos hommes nous envoient au combat ? ». Et de rectifier : « Nous ramassons les pierres, mais nous ne les lançons pas, nos hommes sont beaucoup trop protecteurs pour nous laisser faire ça…». Silence gêné.

 

Acte 2: Mariam, Sally, Liza, Christine dans les combats

Crédit photo : Corentin Fohlen/Fedephoto

Malgré la correction d’Iman, Mariam a dû mal à cacher sous son voile l’énorme pansement qui lui recouvre la tête. La jeune institutrice fait partie de ces femmes à la voix puissante qui grimpe sur les terre-pleins pour lancer des slogans. « Un pro-Moubarak m’a lancé un pavé sur la tête, je suis tombée évanouie, raconte fièrement la jeune fille. Mais j’en ai tellement envoyé de l’autre côté de la barricade qu’ils ont dû en recevoir beaucoup plus que moi sur la tête ». Pendant les affrontements, rares sont les femmes à avoir participé activement aux combats. Mais comme les hommes, certaines ont payé très cher leur engagement dans la révolution. Le professeur Noha Radwan, qui venait de donner une interview, a été agressée dans la rue par un groupe de pro-Moubarak: « Ils m’ont arraché ma chemise et battue, ils m’ont laissée à moitié morte », rapporte-t-elle, sur le site Democracy Now.
Sally Zahran, chanteuse et traductrice, est morte sous les coups des policiers lors de la manifestation du 28 janvier. Pendant les affrontements, la jeune femme de 23 ans a été frappée à la tête à coup de matraque par la police. Les médecins n’ont pu arrêter l’hémorragie interne, Sally est décédée dans la journée. C’était sa première manifestation. « Les hommes ne veulent pas, mais moi je trouve que le sang d’un homme vaut bien celui d’une femme, raisonne Mariam. Je ne me sens pas mieux si quelqu’un d’autre meurt en martyr à ma place ». Pendant les combats, Mariam s’est donc passée, elle aussi, de la permission de ses homologues masculins « en trouvant avec une amie un coin tranquille pour lancer des pierres ». Salma, la quarantaine, médecin sur l’un des hôpitaux de campagne monté sur la place pour accueillir les blessés, a décidé, elle, de jouer la carte du dialogue. « J’ai passé la nuit à débattre avec des Frères musulmans qui refusaient que les femmes approchent de la grande barricade, raconte cette femme qui est l’une des rares à ne pas porter de voile. Au fur et à mesure plusieurs femmes se sont approchées et elles aussi ont tenté de les convaincre qu’elles voulaient se battre contre Moubarak ». Et Salma, ravie, de conclure : « à la fin du débat je crois que nous en avons fait céder quelque uns ». Abeer, 21 ans, qui travaille aussi à l’hôpital, commente : « c’est la force de notre mouvement pacifique: chrétiens, musulmans, hommes et femmes, à force de vivre ensemble jours et nuits sur la place, nous nous réconcilions. C’est la révolution de l’amour !».

 

Acte 3 : Deena, sur la grande barricade

Crédit photo : Corentin Fohlen/Fedephoto

Sur la grande barricade, une barrière faite de carcasse de camions et de palissades enchevêtrées, où les combats les plus violents ont eu lieu, il y a une femme qu’aucun homme n’a réussi à déloger. Dina, 17 ans, n’est plus rentrée chez elle depuis le 25 janvier. La première fois que j’ai aperçu l’adolescente avec son voile rose et son long blouson noir, elle faisait face aux soldats qui essayaient de les faire reculer. Seule. A quelques mètres de la jeune fille, les hommes avaient fait un cordon de sécurité, mais c’est Dina qui discutait n’hésitant pas à hausser le ton devant les militaires qui tentaient de faire reculer les insurgés. « Dina ce n’est pas pareil, il faudrait rayer la mention femme de sa pièce d’identité, elle est plus courageuse que nous tous », justifie Ussama, un médecin, présent sur la barricade. « Je me suis enfuie de chez moi, car mes parents refusaient que j’aille manifester, depuis je ne suis pas rentrée, je ne me suis même pas lavé, explique, dure, l’adolescente en désignant son pantalon de jogging crasseux. De toute façon ma sœur m’a dit qu’il y avait deux policiers postés en bas de chez moi qui m’attendaient ». Et d’ajouter : « je ne partirai qu’une fois Moubarak derrière les barreaux, les gens ne comprennent pas que si nous arrêtons maintenant, il va venir tous nous tuer chez nous parce que nous avons manifesté, on ne peut plus revenir en arrière ». Dina sait de quoi elle parle car elle s’est déjà fait arrêter deux fois par les services de renseignements du régime. « Ils m’ont bousculé, interrogé pendant plusieurs heures et ils m’ont relâché quand ils se sont rendus compte que j’étais mineure », raconte l’adolescente en montrant une blessure sur la main. Pour s’assurer que Dina rentre, les policiers l’ont reconduit chez elle : « J’ai fait comme si je rentrais, j’ai attendu qu’ils partent et puis je suis retournée sur la barricade ».

 

Acte 4: Neama et Maha dans la mosquée des femmes révolutionnaires

Crédit photo : Corentin Fohlen/Fedephoto

Retour sur la Place Tahrir, où Neama, sac de sandwichs au poing, essaye de se frayer un chemin dans la foule compacte. Direction : la mosquée… Située sur la Place, la salle réservée aux cérémonies a été réquisitionnée pour permettre aux femmes du mouvement de prier. Mais par la force des choses, peu à peu, le lieu de culte s’est mué en arrière-cour de la mobilisation féminine contre le régime. Ici, dans ce carré d’espace non-mixte, ce sont elles qui dirigent l’activité, ce sont elles qu’on écoute dans les débats. C’est là, dans ce décor digne des Mille et une nuits, que l’attend Maha, 32 ans, enseignante aussi. « J’en peux plus, dit Neama. Je n’ai même pas la force de distribuer mes sandwichs aux manifestants ». Autour d’elle, sous les chandeliers en cristal, les dorures, les arcades gravées de la salle des mariages, des dizaines de femmes aux voiles multicolores s’emportent dans les débats. Tandis que certaines prient, d’autres préparent des sandwichs au fromage pour les manifestants. « Pendant les affrontements, nous préparions des sacs de pierres, des bouteilles d’eau et nous faisions la chaîne pour les apporter sur les barricades », raconte, fière, l’une des insurgées. C’est là, loin du regard des hommes, que la majorité des femmes passent la nuit. Déjà, quelques unes, enroulées dans des couvertures se sont endormies. Narimen, Fatima et Imen sont en pleine conversation. « Nous sommes là pour soutenir les hommes, prétend la première. Ils dorment sur la place et nous préparons de quoi manger et nous les encourageons ». Et Fatima, médecin de 30 ans, d’ajouter : « Chaque jour, je dis à mon frère à quel point je suis fière de lui, que c’est un homme fort. Comme ça quand il est prêt à renoncer, il reprend courage ».
Leïla, elle, a dû batailler pendant une semaine pour pouvoir se rendre sur la Place : « mon mari m’obligeait à rester devant la télévision, je devais l’appeler à chaque fois qu’il se passait quelque chose et finalement je me suis plainte au guide des Frères musulmans, qui a demandé à mon mari de me laisser venir ». Imen, elle, n’a eu aucun problème: « je force mon mari à venir. C’est une poule mouillée mais il a honte de me laisser dormir ici toute seule, alors il est obligé de me suivre ». Explosion de rires.

Clap de fin : La victoire

 
Le 11 février, à 17 h. Une clameur s’élève de la foule. Ensemble, hommes et femmes, hurlent, pleurent, s’embrassent, s’évanouissent. A la télévision, le vice-président vient d’annoncer la reddition d’Hosni Moubarak. La révolution a eu lieu. Au prix d’une lutte qui a coûté la vie à 300 égyptiens. Place Tahrir, le portrait géant de Sally Zahran a été hissé, au milieu de celui des hommes. La NASA a proposé d’inscrire le nom de la jeune femme sur une navette qui part pour la planète Mars. « Nous allons envoyer le rêve de la jeunesse égyptienne à toute l’immensité de l’espace », a commenté un chercheur de l’agence spatiale. Maha, Imen, Iman, Fatima et Mariam sont rentrées chez elles. Neama aussi… « Quand je suis revenue à la maison, mes fils ne m’adressaient plus la parole, dit-elle, tristement. Je suis allée dans la cuisine et je leur ai préparé à manger pour qu’on se réconcilient, mais ils ont pris leurs assiettes et sont repartis chez eux ». Conseillée par Maha, Neama a donc arrêter de faire la cuisine pour ses fils… ils ont fini par lui reparler. Dina, 17 ans, a eu plus de chance : « j’avais très peur de la réaction de mes parents car une jeune femme ne passe jamais la nuit dehors et moi j’étais partie deux semaines. Mais quand je suis arrivée, tout le monde fêtait la révolution. Mes parents étaient très fiers car ils avaient vu plusieurs photos de moi dans les journaux », dit-elle, ravie. Et de conclure : « Avant la révolution, mon avis ne comptait pas, maintenant, pour eux, je suis une héroïne ! ».

« Pourquoi je suis entrée chez les Frères musulmans »

Khadidja, journaliste de 25 ans, fait partie des nombreuses femmes rencontrées sur la place Tahrir appartenant au mouvement des Frères musulmans. Cette organisation dont certains courants prônent une politique très réactionnaire envers les femmes, est la principale force d’opposition organisée en Égypte. Mais sévèrement réprimée par le régime d’Hosni Moubarak, elle a su convaincre nombre de femmes, « les sœurs », de rejoindre ses rangs.

«Avant j’étais fan de Madonna. Je voulais m’habiller comme elle, j’avais des posters de ses concerts dans ma chambre. Et puis j’ai rencontré un garçon, j’étais très amoureuse de lui, mais il s’est moqué de moi et m’a brisé le cœur. A cette époque, je connaissais très peu l’Islam, à peine une ou deux prières. Et puis j’ai commencé à lire le Coran et je me suis rendue compte que toutes les réponses à mes problèmes étaient là. J’ai rencontré mon mari sur internet sur un site de rencontre réservé aux musulmans. Mon mari faisait déjà partie des Frères musulmans, moi je ne les connaissais pas vraiment. Après quelques mois de mariage, mon mari a commencé à me battre, je ne pouvais pas me plaindre auprès de ma famille car c’était moi qui l’avait choisi et encore moins auprès de celle de mon mari car sa mère me déteste car je n’arrive pas à tomber enceinte. Alors j’ai été voir le guide des Frères musulmans, celui qui dirige le groupe de mon mari. Je lui ai dit qu’il me battait. Dès le lendemain, il l’a convoqué et lui a dit que s’il me battait encore, il me donnait l’autorisation de le battre et de le mordre devant tout le monde. Il n’a plus jamais recommencé. Quand j’ai vu leur efficacité, je suis devenue sympathisante, mais j’ai demandé à devenir une sœur un peu plus tard… Je suis journaliste comme mon mari, nous travaillons pour une télévision sur internet, mais je réussissais mieux que lui, on me donnait des responsabilités et à lui non. Alors il m’a interdit de travailler. J’ai couru demander de l’aide au guide des Frères musulmans et il m’a répondu : « tu dois obéir à ton mari, mais chaque jour tu lui parleras et tu le supplieras, il finira par céder ». Et c’est ce qu’il s’est passé ! Au bout de trois mois, mon mari n’en pouvait plus de me voir pleurer et gémir, il m’a laissé y retourner. Voila pourquoi je suis entrée chez les Frères musulmans »