Garbage City : une journée dans la cité des déchets

28 août 2012  |  dans International

Photo ©Aude Osnowycz

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C’est une ville née ex-nihilo dans les années 60, dans la banlieue du Caire. De presque rien « Garbage City » est devenue la capitale des déchets cairotes. Si la misère des habitants, en très grande partie des Coptes, persiste dans la majeure partie des cas, d’autres facettes apparaissent aussi, loin des clichés. Reportage sur place dans une cité pleine de ferveur religieuse.

 

Au creux de la montagne du Mokattam, dans la banlieue du Caire, l’église Sama’an, la plus grande de tout le Moyen-Orient, ouvre ses portes à tous les Coptes qui habitent dans le quartier immense de « Garbage City ». Troglodyte, la construction, à même la pierre, est impressionnante et peut accueillir jusqu’à 20 000 fidèles, le dimanche, pour la messe, ou le jeudi, lors de réunions miraculeuses, où les paralysés, aveugles et autres handicapés attendent un signe de Dieu. Résultats de longues années de travaux, l’église apparaît, grandiose, dans la lumière du soleil de ce dimanche matin d’été. Makarios, jeune homme de 23 ans attend dans les gradins. Très pratiquant, il ne manquerait l’office religieux pour rien au monde. Cet étudiant est né ici, à Garbage City, et connaît la ville comme sa poche, dans ses moindres recoins. Et si de l’église, on ne voit pas traces de déchets qui ont construit la légende de la cité, il suffit de monter sur la colline surplombante pour avoir, à perte de vue, le spectacle grandiose et dérangeant de cette quantité infinie d’ordures urbaines. Sur chaque toit d’immeubles, des tonnes de déchets, de plastique, d’aluminium, de verre. Recyclés dans cette cité, comme autant de trésors cachés, par la communauté copte.
 

Photo ©Aude Osnowycz

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Si le quartier de Manshiyat Naser a pris au fil des ans l’appellation de « cité des déchets », c’est que les aléas de l’histoire sont passés par là. Dans les années 60, les paysans de la haute Égypte, ne réussissant plus à vivre de leur agriculture, décident de « monter » à la capitale. Mais c’est le désœuvrement, il n’y a pas non plus de travail pour eux. Seule solution : se mettre à la récupération et au tri des déchets. Ils sont ce que l’on appelle les « zabbaleen », littéralement, les collecteurs d’ordures. Ce qui n’était qu’anecdotique avec la première vague de migrants dans les années 30 et 40, devient carrément la marque de fabrique du quartier. « 70 000 personnes y habitent ici aujourd’hui » désigne Makarios, en montrant l’horizon de sa main et ses centaines de tour délabrées. Dans ces immeubles recouverts de déchets, 90% des habitants sont Coptes, alors qu’à l’échelle de l’Égypte, la minorité chrétienne ne correspond qu’à 10% de la population. Il y a 40 ans, ces Coptes se sont installés sur ces terrains sans eau ni électricité, tout juste autorisés par les autorités du Caire à y vivre. De Gizeh, où ils habitaient en masse, beaucoup ont été expulsés en 1970, et avaient quatre jours pour quitter les lieux.
 
« Quand ils débarquent, il n’y a évidemment aucune infrastructure », raconte l’un des assistants de l’actuel père de l’église Sama’an, guide à ses heures et ami de Makarios. Les Coptes vivent alors dans de petites pièces précaires, faites de bric et de broc, sans toit. Très vite, l’alcool et le jeu viennent occuper les habitants à la place d’emplois qui manquent cruellement. En 1974, un prêtre arrive pour « remettre la communauté dans le droit chemin », explique encore notre guide improvisé. Le projet de l’église arrive à point nommé. Il raconte encore que le dimanche, « 1000 personnes venaient aider à creuser la pierre ». Les travaux durent quinze ans. Quinze longues années qui ont montré la force de la foi de la communauté copte, la communauté égyptienne étant la plus grande communauté chrétienne de tout le Moyen-Orient. Ce dimanche, à la sortie de l’église, les familles restent en extérieur, partageant un repas dans la chaleur de l’été, préférant l’air libre que celui confiné de leurs minuscules habitations. Dans une petite échoppe, les enfants se font tatouer, à la chaîne, la croix copte sur leur bras, en signe de leur appartenance religieuse. Quelques larmes et un pansement plus tard, tout est oublié.
 
Des conditions quotidiennes difficiles
 
Photo ©Aude Osnowycz

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Aujourd’hui, les conditions de vie sont toujours très éprouvantes. Certaines habitations n’auraient toujours pas l’eau courante. Pas une rue qui ne soit recouverte de déchets, à tel point qu’il est simplement impossible de réussir à même voir la couleur du sol. L’insalubrité est le quotidien des habitants, les vaches sont même élevées dans les étages supérieurs des immeubles, dans des pièces presque sans air et sombres, les enfants s’amusent littéralement dans les déchets. Et y travaillent aussi. Les odeurs qui en émanent laissent les habitants indifférents. Mais pas les visiteurs occasionnels, pris aux tripes par ces effluves de pourriture. Les maladies liées au triage des déchets sont très présentes (respiratoires, typhus…) et la mortalité infantile beaucoup plus importante que dans le reste du Caire. Pourtant, les gens restent. « Ils restent parce que ces personnes n’ont pas d’autre qualification professionnelle, explique Makarios, en passant devant un groupe d’hommes en train de compacter des cartons en un bloc énorme, qui sera emporté par un camion un peu plus tard. Ils savent qu’ailleurs, ils ne trouveront pas de travail. Mais ils restent aussi parce que finalement ils ne sont pas si mal payés. Ceux-là gagnent jusqu’à 10 dollars par jour (trois fois plus que le salaire moyen mensuel égyptien, ndlr). » Assez pour se résigner.
 
Fait notable, ces travailleurs-là sont musulmans et donc très minoritaires à Garbage City. Les contacts inter-religieux sont rares, et les mentalités encore traditionalistes. « Impossible de voir une fille copte même parler à un garçon qui ne serait pas de sa famille », explique Makarios. Pour lui, qui était sur la place Tahrir au moment de la Révolution, qui rêve de partir en Europe, qui parle anglais couramment, l’ambiance est étouffante. Makarios se rappelle : « Juste avant la chute de Moubarak, plusieurs églises coptes ont été brûlées », évoquant les peurs de la minorité chrétienne égyptienne face aux islamistes égyptiens très virulents face au christianisme… Et aujourd’hui au pouvoir, depuis l’élection du Frère Musulman Mohamed Morsi. D’ailleurs en face de l’église Sama’an, une affiche géante avec le visage des « martyrs », jeunes gens tués lors des attaques anti-chrétiennes de 2011, rappelle le malaise de la communauté copte. Il est palpable que les blessures sont encore à vif. « J’ai des copains musulmans, affirme Makarios. Mais des modernes », ajoute-t-il. Il déplore que l’appartenance religieuse soit encore écrite sur les cartes d’identités. « Pendant la Révolution, j’ai été arrêté et frappé par la police. Et ils m’ont insulté parce que j’étais chrétien. Ca a été très dur », reconnaît le jeune homme, visiblement encore touché. L’Égypte, pays pluriel, mais pays divisé, où chacun revendique d’être le digne héritier des pharaons, cette fierté nationale qui ne suffit plus à unir. Si les contacts entre communautés sont rares, les mariages inter-religieux sont eux carrément bannis… Makarios en a fait l’expérience. Amoureux, il a dû rompre avec sa petite copine musulmane car les réactions des familles auraient pu être terribles.
 
Une cité en pleine (r)évolution ?
 
Photo ©Aude Osnowycz

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Garbage city est le plus visité des bidonvilles du Caire. Des photographes, des touristes viennent régulièrement y trouver des images fortes ou y faire une plongée dans les tréfonds de la société égyptienne. Pourtant, « personne n’a honte de venir de Garbage City », affirme Maged, la petite trentaine et membre de l’église. C’est presque devenu un marqueur identitaire. « Aujourd’hui, il y a de nouvelles compagnies qui viennent s’installer, c’est un bon signe, le signe que le business ici peut être attractif », affirme Maged. Le business ? Le recyclage extraordinairement élevé, à hauteur de 80%, des ordures cairotes n’est possible que grâce à Garbarge City. Dans ces conditions, Maged ose dire qu’il en a assez de ne voir sur sa cité que des articles sur la misère. Pourtant, cette réalité est encore vraie.
 
Makarios rejoint ensuite l’un de ses amis, Garash. Il a 24 ans, et lui aussi, est originaire de Garbage City. Son activité ? Aider ses parents quand il ne prend pas des cours d’anglais pour tenter de s’en sortir socialement. Les familles de Garbage City sont souvent spécialisées dans un domaine de recyclage, pour être plus efficaces. Aujourd’hui, c’est dimanche, la cité fonctionne au ralenti, ce qui laisse le temps au jeune homme de parler avec un peu d’amertume de cette vie « très dure », celle du tri et du recyclage des déchets, plus de dix heures par jour, dans le bruit et la chaleur des machines. Dans le frais relatif de son atelier au repos, installé à l’abri du soleil, il nous montre comment il travaille le plastique jeté puis récupéré au Caire. Plusieurs bassines énormes posées sur le sol permettent de trier les types de plastique, selon les couleurs. Garash nous montre ensuite dans une seconde pièce comment il nettoie les contenants dans de grands bains d’eau, puis les réduit en petits morceaux dans une broyeuse. Ces éclats de plastique seront revendus par la suite. Mais questions sécurité, il n’y a aucune barrière qui pourrait empêcher Garash d’avoir le bras déchiqueté par les lames acérées de la machine. Pour l’instant, il faut croire que Dieu veille sur lui.
 
Photo ©Aude Osnowycz

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A quelques centaines de mètres de là, mais à un monde d’écart, loin des images de la pauvreté ambiante, Simone, brillante étudiante de 20 ans en sciences politiques à l’école française, habite avec ses parents dans une grande maison bourgeoise. Son père est avocat. « Quand mon père est arrivé ici, il y a 40 ans, il n’y avait que des cabanes, explique-t-elle, dans le coquet salon familial. Sa famille et lui vivaient à 14 dans une pièce. Ce quartier est peut-être celui des pauvres, mais pour moi, c’est surtout celui des ambitieux. Je suis consciente de ce que les générations d’avant ont vécu, et je suis fière de ce passé », ajoute Simone. A ses yeux, « ces ordures ont fait des pharmaciens et des médecins », forçant les ramasseurs d’ordure à en faire trois plus que les autres pour réussir. « Ces personnes-là vont changer l’image de Garbage City. Car encore aujourd’hui, ce reflet est mauvais dans la société égyptienne. Les gens méprisent ce quartier, même si paradoxalement, il s’agit de leurs propres déchets qui sont traités ici ». Il est 17 heures. Comme tous les dimanches, Simone doit rejoindre le groupe de jeunes chrétiens auquel elle appartient. Mais aussitôt à l’extérieur, une marée de déchets se laisse entr’apercevoir à travers la porte de la cour, mal fermée. Ces déchets, qui nourrissent et en même temps pourrissent les habitants de Garbage City.