La légende du Bottier d’Orsay
25 août 2014 | Leila Minano dans France, Société
Le Bottier d’Orsay a la majesté d’une boutique moderne… au début du siècle. La grille rouillée est fermée, mais la façade en pierre gravée est intacte et le rideau n’a jamais été tiré. Dans la vitrine impeccable, une quarantaine de bottines, escarpins et mocassins-à-la-papa, regardent le passant depuis plusieurs décennies. L’étal est jauni, mais les souliers semblent avoir été cirés la veille. Et pour cause : le propriétaire de la boutique vient régulièrement épousseter sa vitrine. Un rituel surprenant, car depuis 17 ans, Jacques Méjean n’ouvre plus la porte aux clients. Depuis le 1er mars 1997, jour de sa fermeture, Le Bottier d’Orsay est immuable, comme figé dans le temps. La légende urbaine « du magasin de chaussures fantôme » était née. Et chaque toulonnais semble avoir sa version de l’histoire : « Le propriétaire revient pour arroser le mimosa de sa mère décédée », assure une passante, « un trésor est dissimulé sous la caisse », raconte un voisin. La rumeur la plus répandue ? « L’ancienne propriétaire y aurait été retrouvée pendue ». Son fils viendrait donc y faire le ménage pour conserver la boutique en l’état, dixit une Toulonnaise, « tel un mausolée, en mémoire de la tragédie ». Un scénario digne d’Agatha Christie… Pourtant Jacques Méjean, le propriétaire, n’a rien d’un personnage de fiction.
Le rituel de Jacques Méjean
Jean-Pierre, fait partie des rares personnes avec lesquelles, l’héritier du Bottier, 72 ans aujourd’hui, communique encore. Jean-Pierre, est vendeur chez Vinci depuis 35 ans, le magasin de chaussures d’en face. « La boutique a fermé le jour où Madame Méjean, la propriétaire, est morte. Son fils qui travaillait avec elle n’a plus jamais ouvert, sauf pour faire le ménage ». Et le voisin de raconter affectueusement : « Quand il passe, on se dit bonjour, il ne serre par la main à cause des microbes. Il lit beaucoup de revues scientifiques, il aime bien en parler. Quand je prends des nouvelles de sa santé, il me répond toujours qu’il n’a besoin que d’un litre de lait par jour ». Parfois, le vieil héritier, jumelles autour du cou, passe la nuit dans son véhicule, surveillant sa vitrine. Karim, habitant de l’immeuble d’à côté, a aussi remarqué le rituel: « Il vient le soir, quand il peut garer son break vert dans la rue, il nettoie la vitrine et les chaussures. Dans sa voiture, il entasse toute sa vie, il garde les vieux journaux, des sacs, des prospectus. On dirait que c’est là qu’il vit, alors que tout le monde sait qu’il a beaucoup d’argent ». Il est vrai que l’héritier des Méjean n’a jamais été dans le besoin. Il vit d’ailleurs dans l’immense villa familiale, à la Serinette, un quartier chic de Toulon, près du Cap brun.
Dissimulée derrière une barrière d’arbres mal taillée et d’une vieille grille rouillée fermée par un vieux cadenas, la maison a l’air aussi fantôme que le magasin. Dans cette petite rue résidentielle, tout le monde connait la famille Méjean. Les parents – Les fondateurs décédés du Bottier d’Orsay -, et leurs deux enfants. Deux ? En effet, Jacques a une sœur aînée. C’est un voisin de la Serinette qui nous le révèle : « Vous devriez aller la voir, c’est une ancienne star de cinéma, elle était montée à Paris dans les années 60, aujourd’hui c’est elle qui s’occupe de tout ».
Une starlette brune
Maryse est une célébrité locale. Pour preuve, Henri Bonnet, président de l’Association des Amis du Vieux Toulon, nous tend un vieux numéro de Provence Var Magazine, daté du 15 septembre 1963. A la page post-itée par ses soins, une starlette brune regarde l’objectif. C’est Maryse, l’autre héritière des Méjean. À l’époque, la jeune comédienne joue dans Le Temps des copains, la première série de l’ORTF, suivie par la France entière, jusqu’au couple De Gaulle qui jure ne jamais manquer un épisode. « Maryse Méjean est la gloire de la rue d’Alger où elle née, applaudit le journaliste de Var magazine. Sa photo est affichée dans les bars et tout le monde suit sa carrière avec passion ».
Cinquante et un ans après la parution de cet article, l’héritière des Méjean est devant nous, attablée dans un petit café sur le port de La Rochelle. Lunettes de soleil et veste en cuir, Maryse fume des cigarillos et boit du café comme du petit lait. Dominique – fils de l’écrivain Paul Vialar – son conjoint depuis 40 ans, l’accompagne. À 78 ans, la starlette est aussi blonde qu’elle était brune en 1963 et c’est avec l’esprit d’une lionne qu’elle défend Jacques, son cadet. « J’ai vécu les cinq premières années de ma vie dans l’appartement au-dessus de la boutique, commence-t-elle. Le jeudi je tenais la caisse car j’avais un bon relationnel ». Mais « C’est pour Mme Pauline, la vendeuse, que tous les marins venaient chez nous, rigole-t-elle encore. Ils avaient un petit défi entre eux… À chaque fois qu’ils achetaient des chaussures, la vieille vendeuse s’exclamait de sa voix chevrotante ‘vous en avez une belle paire’ et ils éclataient de rire ». Le petit jeu attire les marins, mais le magasin de chaussures est déjà le plus florissant de la ville. Les Méjean sont également propriétaires de l’immeuble attenant et les locataires sont nombreux (aujourd’hui, les appartements sont vides).
Les trois filles du Bottier d’Orsay
Il faut dire que la mère Méjean connait son affaire. Le magasin est au nom de son mari, mais c’est cette femme au caractère bien trempé « qui porte la culotte ». Son père était le propriétaire de ce commerce vénérable, dont on retrouve la trace, plus d’un siècle auparavant. Il a donc cédé la boutique à son gendre et, pour ses deux autres filles, les sœurs de Madame Méjean, il achète deux magasins, à Nice et à Saintes, qu’il baptise de la même enseigne. À la fin des années 1930, il existe donc trois Bottiers d’Orsay.
Madame Méjean décide très tôt que son fils Jacques, seul héritier masculin, lui succédera à la tête du magasin. A 20 ans, le fils Méjean est, dit-on, « incroyablement beau ». Mais il reste célibataire, près de sa mère avec qui il entretient une relation fusionnelle. Maryse fait le conservatoire de Toulon, et s’envole pour Paris à 21 ans. Elle est immédiatement engagée par Bruno Coquatrix à l’Olympia, dans une comédie musicale. Entre deux spectacles, elle revient à Toulon et s’installe à la caisse du Bottier. Mais après le décès du père Méjean, la relation mère-fils devient exclusive. Maryse est progressivement écartée. Jacques et sa mère tiennent le commerce en duo, jusqu’à la mort de cette dernière, le 1er mars 1997. Elle s’éteint paisiblement à l’âge de 82 ans, à l’hôpital de Toulon. Elle ne s’est donc pas pendue derrière la caisse, comme le veut la légende. Mais c’est elle qui a fait la dernière vente d’un montant extraordinaire de 3000 francs (580 euros). Quelques jours après sa mort, Jacques ferme définitivement la boutique. Il arrache le dernier ticket de caisse qu’il conservera précieusement.
Procédure d’expropriation de la mairie
Les Toulonnais n’ont pas tous une vision romantique de la vieille maison impénétrable. Certains la voient « comme une verrue » au cœur de la rue commerçante. La mairie, qui s’est engagée depuis une décennie à rénover le Vieux centre, rêve de remplacer le Bottier par un guichet de bus (Toulon-Provence-Méditéranée) et des logements sociaux. Pourquoi là ? Dans le quartier, les boutiques fermées, à vendre ou délabrées sont légion, mais la mairie n’a pas souhaité s’exprimer. En 2012, elle lance une procédure d’expropriation. Contre l’avis du commissaire-enquêteur, la préfecture déclare la boutique et l’immeuble « d’utilité publique ». Les héritiers font appel de la décision, gelant ainsi le projet municipal. Le Bottier d’Orsay n’a donc pas dit son dernier mot.
Depuis plus d’un an, Jacques coule des jours heureux dans une maison de retraite, près de Toulon. L’héritier qui peine à se déplacer, ne vient plus épousseter la vitrine. Les amoureux d’histoires fantastiques seront déçus, voilà un an que plus personne ne hante le magasin de chaussures fantôme.
1 – Selon plusieurs anciens annuaires, au fil des décennies Le Bottier change de noms (« A l’Epatant », « la coordonnerie française »), change d’emplacement, mais c’est le même magasin.