La commémoration fantôme

6 avril 2016  |  dans France

Avion Lookeed Neptune au dessus de Mers El Kebir - (Algerie/France) 1956 - © JP Vasse - Flickr (https://www.flickr.com/photos/vasnic64/10508617866/in/album-72157631980198568/)

Avion Lookeed Neptune au dessus de Mers El Kebir – (Algerie/France) 1956 – © JP Vasse – Flickr (https://www.flickr.com/photos/vasnic64/10508617866/in/album-72157631980198568/)

Vous n’avez rien raté. Nous sommes bien au terme de l’année du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie. et nous n’avons pas vu l’ombre d’une gerbe. difficile, en pleine année électorale, de jeter du sel sur la plaie toujours béante de l’indépendance de l’ancienne colonie. Censure, exposition repoussée et chantage parlementaire… les politiques, appuyés par de hauts fonctionnaires bien placés, ont veillé à ce que le couvercle reste fermé. Causette a remonté le fil de cette année commémorative et a démêlé les tractations clientélistes et diplomatiques… jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.

Il est midi, sur la place d’Armes bordée de pins et de cyprès. Les bottes claquent au rythme des tambours, les notes de La Marseillaise retentissent. En rang d’oignons, la piétaille des bérets rouges présente la baïonnette. Nous sommes le 20 novembre 2012, au camp du 21e régiment d’infanterie de marine, à Fréjus. La chorégraphie est millimétrée, comme le général Bigeard l’aurait aimée.
Disposées sur des petits coussins rouges, les reliques du « héros » français, décédé il y a deux ans, sont présentées à la foule des anciens combattants. Dans une heure, les cendres du vieux soldat, un temps promises aux Invalides, seront transférées au mémorial des Guerres d’Indochine. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, salue ses « valeurs de courage et de grandeur ». Kader Arif, ministre délégué chargé des Anciens Combattants, se tient debout, solennel. L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing se courbe devant « le dernier soldat français ». En ce jour d’hommage, on ne parlera point des faits d’armes du général pendant la guerre d’Algérie. C’est pourtant aussi là-bas qu’il s’est illustré, quand la France se battait pour conserver son département. Là-bas qu’il utilisa la gégène pour faire parler. Mais la République n’a pas l’air de vouloir parler torture aujourd’hui. Elle est venue faire vibrer la corde patriotique et ne veut pas rouvrir une plaie, surtout en cette année où l’on célèbre le cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie.

La censure du ministère

Justement, parlons-en de cet anniversaire. Nous sommes à un mois de la fin de l’année, et c’est le premier déplacement ministériel lié, un tant soit peu, à l’ancienne colonie. Vous n’avez donc rien raté. Seulement, depuis le début de cette année de commémoration, l’amnésie ronge la tête de l’État. Il vaut mieux oublier: la mémoire de la guerre d’Algérie est, depuis cinq décennies, une histoire qui brûle le politique qui ose y toucher. Alors, quand le cinquantenaire est doublé d’un scrutin présidentiel puis d’un voyage de François Hollande à Alger, la mémoire devient otage de tractations politiques et diplomatiques. Mais nous sommes déjà trop loin… Revenons au début d’une année qui aurait pu être historique. Encore plus loin même: avant le début de l’année commémorative, fin 2011.

Comme tous les ans, les Archives de France commandent des « notices » aux historiens référents pour le livre des commémorations nationales du ministère de la Culture. La partie qui traite de la fin de la guerre d’Algérie, la plus polémique de l’ouvrage, est confiée à l’historien Guy Pervillé, réputé pour ses positions modérées. En dépit de ce choix raisonnable, l’historien découvre avec stupéfaction, au début de l’année 2012, que la moitié de son texte s’est envolée. Exit l’OAS et les civils disparus après les accords d’Évian, oubliés l’évocation des divisions entre indépendantistes et les massacres de harkis. Le couperet de la censure a tranché. Un responsable des Archives de France, qui regrette « un accroc » sans précédent, confie que le texte est revenu amputé du cabinet de Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture. Tant pis pour l’historien qui, contre toute attente, était sorti de la route savamment tracée par l’Élysée et le gouvernement.

Depuis plusieurs mois, l’année anniversaire – concomitante aux élections en France et en Algérie – a été balisée : Nicolas Sarkozy, président de l’époque, a nommé Hubert Colin de Verdière, ancien ambassadeur d’Algérie, coordinateur des commémorations du cinquantenaire, sous la houlette du ministère des Affaires étrangères. Un choix stratégique « pour montrer à Alger que tout est sous contrôle », analyse une source au Quai d’Orsay. Rien de très choquant jusque-là : marcher sur des œufs, ce n’est pas bâillonner. Causette aurait pu en rester là si l’ami d’Alger ne s’était illustré en faisant déplacer ce qui s’annonçait comme l’exposition majeure de cette année commémorative…

Silence aux Invalides

Un tour de force quand on sait que l’exposition « Algérie de 1830 à 1962 », aux Invalides, avait été préparée un an à l’avance par un comité formé des meilleurs historiens français et algériens. Pour éviter les ingérences de l’État en campagne, les préparatifs sont tenus secrets. Les historiens vont jusqu’à brouiller les pistes : « On a roulé les politiques dans la farine en les laissant croire que c’était une expo de bande dessinée, centrée sur les Carnets d’Orients, de l’illustrateur Jacques Ferrandez, se félicite Jean-Charles Jauffret, membre du comité. Rien n’aurait été possible si on avait dévoilé le véritable contenu de notre travail. » Et pourtant, là encore, la prudence des historiens n’a pas suffi. Découvrant in extremis, le thème de l’exposition – l’armée française en Algérie –, le ministère des Affaires des étrangères dégaine : « Un diplomate chargé des relations franco-algériennes », « Hubert Colin de Verdière », demande de reporter l’exposition, au lendemain de l’élection présidentielle pour éviter « l’instrumentalisation par les partis politiques », confie le directeur du musée de l’Armée. Et il obtient gain de cause. L’exposition ne passera pas à travers les mailles d’un filet que le Quai d’Orsay tisse depuis deux ans : « À l’été 2010, nous avions été auditionnés, à titre confidentiel, raconte l’historienne Sylvie Thénault. Le ministère avait envie de solder les comptes avec l’Algérie. Mais ça n’a pas marché, car il y avait collision avec le calendrier électoral français et algérien. On a bien vu que ça n’était pas possible. » Le planning mémoriel avait été acté depuis des lustres : rien jusqu’au scrutin. Même les cendres du général Bigeard ont dû patienter à l’entrée. Elles avaient pourtant de sérieux protecteurs…

Des cendres en attente

Souvenez-vous : fin 2011, Gérard Longuet, alors ministre de la Défense, avait lancé l’idée de transférer les cendres de Marcel Bigeard aux Invalides. Le tortionnaire d’Alger au Panthéon de l’armée, pile pour l’année du cinquantenaire. Le symbole valait la peine de faire patienter les reliques du para, mort en juin 2010. Interrogé par Causette, Gérard Longuet reconnait que l’idée lui avait été soufflée par Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier est président d’honneur de la Fondation Marcel Bigeard, créée pour perpétuer « l’œuvre et la mémoire du Général […] auprès de la jeunesse ». Un objectif jugé « d’intérêt général », par la Fondation de France qui a décidé de la prendre sous son égide… Coup de théâtre : une semaine avant la date prévue du transfert des cendres, Marie-France, la fille du général, reçoit un coup de téléphone. Au bout du fil, le cabinet du ministre de la Défense lui explique qu’en raison du « contexte politique et diplomatique franco-algérien », la cérémonie est reportée au 29 septembre. C’est-à-dire après les élections. Il faut dire qu’au moment de son annonce, « l’idée » de VGE avait fait des remous. Deux pétitions, largement relayées par la presse, s’affrontent sur le sujet (on peut noter qu’excepté le député vert Noël Mamère, pas un parlementaire de gauche ne signera la pétition contre le transfert et que l’appel « Bigeard friendly » recueillera, lui, les parafes de cinquante-neuf députés UMP). Hors de question pour le gouvernement en campagne de se trouver au cœur de la polémique. Résultat : nouvelle reculade. L’année commémorative ne sera donc pas lancée en février par le transfert des cendres du général.

Un anniversaire sans date

Un peu plus tard, le 19 mars, le gouvernement se dérobe une nouvelle fois. Il décide de ne pas célébrer les cinquante ans du cessez-le-feu en Algérie. Une date symbolique, que l’État a toujours refusé de fêter officiellement. Car si chaque année, des milliers d’anciens combattants d’Algérie se déplacent devant les monuments aux morts, les associations de harkis, pieds-noirs et nostalgiques de l’ancienne colonie, elles, s’y refusent. Elles voient dans cette date le souvenir d’un exil forcé. À un mois du premier tour, le gouvernement ne peut pas laisser sur le bord de la route cet électorat qui lui est traditionnellement acquis. Il n’y aura pas d’anniversaire. Trois jours avant, le secrétaire d’État aux anciens combattants annonce : « L’État ne commémorera pas la date du cessez-le-feu de la guerre d’Algérie. » Le jour J, Gérard Longuet insiste sur LCI : « On comprend très bien que les appelés s’en souviennent, mais les rapatriés s’en souviennent aussi. Nous nous inclinons devant leurs souffrances. »

Les socialistes, en campagne aussi, ne laissent pas la droite occuper le terrain du 19 mars. C’est à l’autre camp qu’ils déclarent leur flamme dans un courrier adressé à la Fnaca 1, énorme fédération qui revendique plus de 370 000 adhérents (dont la raison d’être est la reconnaissance officielle du 19 mars). Ainsi, François Hollande écrit : « Le 19 mars est incontestablement la date la plus significative pour les anciens combattants de la guerre d’Algérie. » À chacun son électorat et les promesses mémorielles qui vont avec. Le 6 mai 2012, c’est le Parti socialiste qui remporte la partie.
Après avoir souffert des logiques électoralistes, l’anniversaire de l’indépendance va alors devenir l’otage d’un déplacement d’affaires du président Hollande en Algérie.

Le cinquantenaire, otage de la diplomatie

Échaudée par le quinquennat « antirepentance » de Nicolas Sarkozy 1., l’Algérie voit d’un très bon œil l’élection de François Hollande, considéré depuis longtemps comme un ami. Le président Abdelaziz Bouteflika s’empresse d’ailleurs de le féliciter et lui exprime sa « pleine disponibilité à œuvrer [pour un] partenariat d’exception ». François Hollande compte justement se rendre fin décembre à Alger et il confie le soin de préparer ce rapprochement à son gouvernement. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, s’y déplace dès juillet. Lui succèdent quatre ministres qui abordent des dossiers clé : l’ouverture du pays à de gros investisseurs – Renault, Lafarge, Total –, l’octroi de 200 000 visas à l’Algérie… Et la signature d’un traité de coopération militaire qui permettra à la France de faire tourner son industrie d’armement. Paris a aussi besoin d’Alger sur la question des otages au Sahel et pour organiser une intervention militaire au Nord-Mali. Entre deux négociations, la mémoire s’invite : à l’occasion de sa venue, François Hollande pourrait reconnaître le massacre d’Algériens par les autorités françaises à Sétif, le 8 mai 1945. C’est dit, l’Histoire fera partie de la monnaie d’échange. François Hollande a d’ailleurs déjà lancé un signe d’apaisement mémoriel.

Le 17 octobre 1961 : un geste en direction d’Alger

Nous sommes le 17 octobre 2012, cinquante et un ans après le massacre d’une centaine d’Algériens par la police de Paris, alors sous les ordres du préfet Papon. Déjà cinq décennies que plusieurs associations réclament à l’État une reconnaissance officielle de cet évènement. Et cette année, c’est arrivé par la voie d’un communiqué de l’Élysée à l’Agence France Presse. Trois phrases bien pesées : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. » François Hollande ne va pas jusqu’à mettre en cause la responsabilité – pourtant avérée – de l’État. Mais le symbole est là : il est salué en France comme à Alger. Politiques et historiens, à de rares exceptions près, interprètent aujourd’hui ce geste comme un « signe d’amitié » en vue de « préparer le voyage en Algérie ».

La reconnaissance du 19 mars : une promesse électorale tenue.

C’est précisément ce que dénoncera l’UMP en voyant les socialistes se dépêcher de faire voter au Parlement une loi relative à la reconnaissance officielle du 19 mars. La France se met « à plat ventre » devant l’Algérie, fustigeront les élus de droite. La majorité est surtout rattrapée par ses promesses électorales. Et elle a besoin des voix du groupe écologiste – pourtant opposé aux lois mémorielles – pour obtenir un vote majoritaire au Sénat. « On nous a un peu forcé la main, admet la sénatrice EELV Esther Benbassa. On nous a demandé de ne pas jouer les trublions et de voter. Parce que le président va se rendre en Algérie et que la Fnaca, qui a donné ses voix à Hollande, appuie assez fort sur la pédale. » Le vote est programmé le 20 novembre, mais alors que l’exécutif a promis qu’il ne ferait « aucune ingérence » (histoire de ne pas afficher un soutien trop explicite et qui pourrait fâcher), il profite d’une niche parlementaire pour faire avancer l’examen au 8 novembre. Le texte est voté. La France a désormais deux dates officielles de commémoration : le 19 mars et le 5 décembre (une date instituée par Chirac et qui ne correspond à aucun fait historique si ce n’est à l’inauguration d’un mémorial au Quai Branly, en 2002). À l’UMP, qui voit dans ce changement de calendrier un « passage en force », le ministre délégué chargé des Anciens combattants, Kader Arif, offre une autre vérité, encore plus douloureuse. S’il a avancé le vote, c’est « dans un souci d’apaisement », parce que lui et le ministre de la Défense avaient « prévu de [se] rendre à Fréjus le 20 novembre pour assister au transfert des cendres du général Bigeard ». Et ils ne pouvaient pas être aux deux endroits, au four et au moulin.