Réchauffement climatique : l’Arctique sur des charbons ardents

17 octobre 2017  |  dans International

Une aurore boréale à Longyearbyen, au Svalbard ©Axelle de Russé

Une aurore boréale à Longyearbyen, au Svalbard ©Axelle de Russé

Près du pôle Nord, le réchauffement climatique ne bouleverse pas que la vie des ours. Les hommes sont désormais en première ligne.

D’une roche glissante à l’autre, Orjan Kohl progresse avec l’agilité d’un gymnaste. Pour se protéger des ours blancs, le guide de montagne charge son fusil et, d’un pas athlétique, s’enfonce dans la nuit polaire. Les lumières de Longyearbyen, la capitale de l’archipel norvégien du Svalbard, ont disparu depuis une heure lorsque, enfin, il pose son gant sur le glacier, comme sur l’épaule d’un . ami. Le monstre gris luit tel un diamant mouillé dans l’obscurité. Il est 10 heures, mais en ce début janvier, au-delà du cercle polaire, le soleil ne se lève plus. Il se couche en octobre et ne réapparaît derrière les monts du Svalbard qu’à la fin de la nuit polaire, mi-février. Nous sommes à quelque 1 000 kilomètres du pôle Nord, dans l’un des archipels les plus septentrionaux du monde. Une terre d’explorateurs constituée d’une dizaine d’îles, presque entièrement recouvertes de glaces, posées au carrefour de l’océan Arctique et des mers du Groenland, de Norvège et de Barents. Ici, aux confins du monde, vivent presque 2 500 habitants (beaucoup sont des scientifiques), et presque autant d’ours polaires.

Au-dessus des normales saisonnières depuis 72 mois

Éclairée par une lampe frontale, la silhouette d’Orjan plonge dans le labyrinthe du glacier. « D’habitude, il fait moins sombre, souffle le guide de 27 ans. A cette saison, il y a toujours de la neige pour réfléchir la lumière. C’est inédit.» Le premier flocon aurait dû tomber en octobre et les alentours de l’ancienne cité minière devraient être recouverts d’un épais manteau blanc en ce début janvier. Mais, en décembre, Longyearbyen est entré dans son soixante-douzième mois de températures au-dessus des normales saisonnières. Alors, même au cœur du glacier, le mercure est à peine en dessous de zéro alors qu’il devrait descendre à –15°C. L’Institut météorologique de Norvège (IMN) a relevé presque dix degrés de plus qu’en temps normal. Un record dont les habitants de l’Arctique se seraient passés. Dans cette région où la progression du réchauffement est la plus rapide au monde, ils doivent accepter de voir leur routine bousculée. Mary-Ann, 73 ans, dont vingt passés sur la « côte froide » (en norvégien, svalbard), est propriétaire d’un hôtel douillet dans le centre-ville. La dame malicieuse nous reçoit à la sortie de la sieste dans le salon surchargé de son établissement, emmitouflée dans des couvertures. «Je suis inquiète, j’ai peur des annulations de touristes. S’il n’y a plus de neige, il n’y aura pas de promenades en chiens de traîneau. Si le fjord ne gèle pas, les motoneiges resteront au parking.» Derrière ses préoccupations financières se cache une peur plus grande. En décembre, 260 habitants ont été évacués en urgence, à cause de coulées de boue et des menaces d’inondations provoquées par des pluies torrentielles. Mary-Ann en faisait partie. « J’ai dû tout laisser derrière moi, partir avec mon seul passeport en poche. Il y avait des gens qui paniquaient, raconte-t-elle encore émue. Mais il n’y a pas que moi qui m’inquiète. Les gens ne parlent que de ça ici. » Longyearbyen s’est donc laissé surprendre par les précipitations (+400 % en octobre 2016, selon l’IMN). Une première dans l’histoire de la cité, rodée davantage aux tempêtes de neige qu’aux orages. Les habitants du cercle polaire seront-ils contraints de s’habituer à cette révolution climatique ?

De nouveaux poissons venus de l’Atlantique

« Ici, il y a du changement partout, assure Kim Holmen, directeur international de l’Institut polaire norvégien, qui nous reçoit dans son bureau, à l’université du Svalbard (Unis). Nous observons des épisodes de pluies torrentielles, la fonte des neiges, la diminution des glaciers. Le fjord ne gèle plus, de nouvelles espèces de poissons arrivent de l’Atlantique à cause du réchauffement de l’eau, des oiseaux aussi… Cela montre l’accélération de la hausse des températures. » Et le Svalbard en est la sentinelle, car l’Arctique se réchauffe plus vite que n’importe quelle autre partie du globe. « Lorsque la neige et la glace fondent, le sol s’assombrit, absorbe davantage de lumière et augmente le réchauffement, explique celui qui a reçu ici Ségolène Royal, ministre de l’Environnement, cet été. Ce n’est pas le seul mécanisme, mais il rend cette région plus sensible.»

A Longyearbyen, coup dur pour le tourisme : si le fjord ne gèle pas, les motoneiges ne quittent pas le parking… ©Axelle de Russé

A Longyearbyen, coup dur pour le tourisme : si le fjord ne gèle pas, les motoneiges ne quittent pas le parking… ©Axelle de Russé



La glace permanente fond, ce qui fragilise les infrastructures

Au cœur de la ville, un champ de piliers attire le regard. Ce sont les pilotis sur lesquels seront bâties les nouvelles habitations. Ils ont été plantés profondément pour que les maisons résistent à l’instabilité du sol, un phénomène qui inquiète beaucoup la municipalité et les habitants. La fonte du permafrost (ou pergélisol), la couche de glace permanente qui recouvre le sol dans les endroits les plus froids du globe, fragilise certaines des infrastructures les plus anciennes. A tel point qu’un rapport a été commandé pour savoir s’il faudrait déménager une partie de la ville. « Ici, la majorité des bâtiments sont bâtis pour résister, les autorités prennent la question au sérieux, relativise Brendan O’Neill, 29 ans, géologue spécialiste de l’Arctique à l’Université du Svalbard. La fonte du permafrost est plus une question d’ingénierie que de sécurité publique.» Pour lui, le danger émane surtout des coulées de boue – les images satellites montrent régulièrement leur présence – qui peuvent engloutir les habitations.

« Faire ses bagages et partir »

Hilde, joues rouges et cinquantaine rondouillarde, nous attend dans un petit restaurant thaïlandais. L’institutrice s’est installée ici il y a bientôt trente ans, quand elle a rencontré son mari, mineur de fond, sous les aurores boréales et les flocons de neige. « Une histoire d’amour de l’Arctique », se rappelle-t-elle tout sourire. Depuis quelques mois, elle est inquiète, même si elle refuse de se faire « instrumentaliser par les politiciens et les groupes écologistes qui veulent fermer la mine de charbon ». Hilde aussi a été évacuée. « On a dû déplacer nos chiens de traîneaux dans des bus ! » Hilde voit bien qu’il y a moins de neige, s’énerve que leur routine paisible soit dérangée par les bateaux de croisière gigantesques qui, avec la fonte des glaces, peuvent accoster toute l’année. Ces événements lui font entrevoir qu’un jour, elle pourrait « faire ses bagages et partir ». « On a choisi cette vie, le climat extrême, les animaux sauvages, cela, nous savons nous en protéger. Mais que faire quand le danger peut nous surprendre chez nous ? Si une coulée de boue ou une avalanche de 5 000 tonnes de neige écrase votre maison ? » Les mots sont alarmistes, mais Hilde veut garder espoir. « Le climat change, mais ce n’est pas fini! Le monde peut aussi changer. Nous sommes une fenêtre sur le réchauffement. Que les gens regardent ici, et retiennent les leçons pour l’avenir ! »

L’ours polaire se rapproche dangereusement des villes

Les ours polaires seraient aussi nombreux que les hommes dans l’archipel. Protégée en Norvège depuis quarante ans, l’espèce est devenue l’emblème du Svalbard, et souvent des protecteurs de l’environnement. Mais ces animaux peuvent s’avérer très dangereux, comme en témoignent les attaques dont la presse se fait régulièrement écho là-bas, mais aussi au Canada. Au point que les autorités conseillent aux habitants de Longyearbyen de s’armer d’un fusil s’ils sortent de la ville. En cause: le rapprochement de ces mammifères des zones habitées. Si leur environnement optimal est à l’extrémité de la glace marine, là où elle se brise et où ils chassent les phoques, loin des hommes, la banquise se dégrade à mesure que son épaisseur s’amenuise. Les ours migrent donc vers les villes. Les autorités veillent, mais la situation ne devrait pas s’améliorer: la surface de l’habitat des ours polaires devrait diminuer de 42 % d’ici à 2050.