Aux États-Unis, les ex-“Jane”, vétérantes du droit à l’IVG

27 janvier 2020  |  dans Femmes

Martha Scott, ex-membre du réseau Jane, chez elle, à Chicago, le 23 mai. Dans ses mains, la photo prise lors de son arrestation, le 4 mai 1972, alors qu’elle pratiquait des IVG clandestines. ©Eugénie Baccot/Divergence

Martha Scott, ex-membre du réseau Jane, chez elle, à Chicago, le 23 mai. Dans ses mains, la photo prise lors de son arrestation, le 4 mai 1972, alors qu’elle pratiquait des IVG clandestines. ©Eugénie Baccot/Divergence


Elle tient entre ses mains un tract datant de 1970 qui stipule : « L’avortement – Le choix des femmes, le droit des femmes ». Martha Scott, 77 ans, en conserve des dizaines de copies.

Elle est installée sur son canapé, dans son appartement de Chicago, et son regard vert clair paraît fouiller dans sa mémoire pour raconter les années passées à œuvrer pour « Jane ». Jane était un service clandestin qui a permis à 11 000 femmes d’avorter à Chicago, quand l’acte était encore illégal aux États-Unis, avant 1973. Pendant plusieurs années, Martha a été l’une des trente femmes de Jane qui ont permis à d’autres d’avorter en toute sécurité dans l’État de l’Illinois. Aujourd’hui, elle est révoltée de voir reculer les droits des femmes, avec des lois très restrictives sur l’avortement votées ces derniers mois en Alabama, en Géorgie ou en Louisiane. « Nous pensions avoir gagné le combat, mais, en fait, non. »

Tout commence pour le réseau Jane en 1965, quand Heather Booth, 19 ans, étudiante à l’université de Chicago, engagée pour les droits civiques, se retrouve face à une amie au bord du suicide, ne sachant où avorter. « Je voulais juste l’aider », se souvient Heather, 73 ans, toujours militante, qui ne vit plus à Chicago. Heather réussit, en 1965, à mettre en relation son amie avec un médecin pratiquant les IVG. Par la suite, sur son téléphone fixe, sur le campus, elle reçoit d’autres appels de femmes en demande de soutien. Heather se crée une messagerie vocale en choisissant le nom de Jane, qu’elle trouve suffisamment ordinaire pour ne pas éveiller de soupçons. « Je rassurais les femmes. Parfois, je les rencontrais. Puis je leur proposais un rendez-vous avec un praticien de confiance. » En 1968, Heather tombe enceinte. « Je ne pouvais plus gérer les requêtes. Il fallait que je transmette mon projet. » À un meeting sur les droits des femmes, elle demande à l’auditoire : « Qui veut travailler sur l’avortement ? » Une dizaine se portent candidates. Lors de trois réunions, Heather organise des jeux de rôles pour former à l’accompagnement des femmes voulant avorter. Se met alors en place un réseau de plus grande envergure. Mais rien ne change pour contacter Jane : il faut toujours laisser sur une messagerie vocale son nom, son âge, la date de ses dernières règles et son téléphone.

Martha Scott, retraitée aujourd’hui, rejoint Jane peu de temps après ce passage de témoin. Elle proteste alors contre la guerre au Vietnam, se rend à des manifestations pour les droits civiques, vote démocrate… « Mais ce sont vraiment les mouvements féministes qui ont catalysé ma conscience politique », précise-t-elle. Martha a 28 ans et quatre enfants quand une amie lui propose de venir à une réunion de Jane. Elle devient « conseillère ». Trois soirs par semaine, quand ses enfants sont couchés, Martha reçoit des femmes et leur détaille la procédure. « Je leur précisais que l’on ne les obligeait à rien. Je leur disais aussi : “Vous ne serez jamais seule, quelqu’un vous tiendra la main.” » Un rendez-vous est donné à une première adresse, « The Front » (« la façade »), un appartement prêté, où les femmes sont encouragées par leur conseillère à venir accompagnées. Puis elles sont conduites seules en voiture à « The Place » (« le lieu »), un autre logement. « Le “Front” était souvent chez moi, sourit Martha. Il y avait des snacks, du thé, pour les femmes, leur petit ami, leurs enfants… On faisait du baby-sitting tout en distribuant les antibiotiques. » Enceinte d’un cinquième enfant, ayant déjà des jumeaux qui lui prennent beaucoup de temps, Martha décide elle aussi d’avorter. « J’ai demandé à mon gynécologue : pouvez-vous m’aider ? Il m’a dit non, en me donnant le numéro de Jane, sans savoir que j’étais impliquée. Cela m’a touchée. »

Les premières années, des abortionists – des soignants engagés, pas toujours médecins, mais évoluant dans le monde de la santé – pratiquent les IVG. Ils préfèrent que les femmes aient les yeux bandés pour préserver leur anonymat. « J’avais donc un bandeau sur le visage, se rappelle Martha. Mais je savais que tout irait bien. J’avais confiance. » Le tarif est de 500 dollars par acte, mais le praticien accepte souvent de baisser le prix. Une membre de Jane apprend auprès de lui. Avec quelqu’un pour l’assister, elle commence à pratiquer elle-même la dilatation et l’aspiration (l’IVG médicamenteuse, autorisée depuis 1990 en France, l’a été en 2000 aux États-Unis). Peu à peu, la majorité des femmes impliquées dans Jane sont formées. « Nous avons pris le relais tout en prévenant les patientes que nous n’étions pas médecin. Plus aucune n’a jamais eu les yeux bandés. Nous étions ensemble », résume Martha. La somme demandée diminue alors : pas plus d’une centaine de dollars par acte – pour financer les instruments, notamment. Quand des femmes ne peuvent pas payer, les IVG se font quand même.
En 1970, Jeanne Galatzer-Levy rejoint Jane. Elle a 19 ans et vient d’abandonner ses études d’anthropologie. « Il s’agissait de donner accès à l’avortement, mais aussi de changer le système patriarcal dans lequel les médecins décidaient de ce qui était bon pour les femmes », précise Jeanne, 68 ans, cheveux poivre et sel au carré, dans le salon de sa maison de Chicago. Dans la presse alternative, le service a une publicité : « Enceinte ? Vous avez besoin d’aide ? Appelez Jane au 643-3844. » Des femmes viennent même d’États voisins. En une journée, le réseau pratique jusqu’à vingt IVG.

En mai 1972, Jeanne se trouve à « The Front », Martha à « The Place ». Elles entendent frapper à la porte. Jeanne ouvre et voit des policiers. « J’ai juste dit : “C’est la police, vous n’êtes en aucun cas obligées de leur parler !” », se rappelle Jeanne. À « The Place », la même scène se produit. Martha est dans la chambre où se déroulent les avortements avec une autre membre de Jane. « On s’est enfermées. On a eu le temps de se dire : est-ce qu’on déchire les fiches des femmes censées venir aujourd’hui ? Est-ce qu’on jette nos instruments ? On avait peur, mais on
est restées calmes. On les a entendus demander : “Où est le docteur ?” Personne ne répondait. Ils ont vu des femmes noires, blanches, latinas silencieuses dans un salon. Et c’est tout. »
Le réseau a été dénoncé par une femme dont la belle-soeur planifiait un avortement grâce à Jane. Après une nuit en garde à vue pour sept membres, dont Martha et Jeanne, elles sont libérées sous caution et poursuivies.

« Certaines, comme Martha et moi, sont retournées aider à Jane, souligne Jeanne. Et ce jusqu’à Roe v. Wade [l’arrêt qui a reconnu le droit à l’avortement, en 1973]. Et on a fait une grande fête ! » Les poursuites sont abandonnées. Le groupe se dissout. Martha et Jeanne sont restées proches. Mais, quand elle évoque l’Amérique de Trump, le visage de Jeanne s’assombrit. « C’est terrifiant. Si ça continue, des femmes mourront à nouveau à cause d’avortements pratiqués dans de mauvaises conditions. Dans les États où l’IVG est limitée, il y a sûrement déjà des femmes qui s’entraident en réseau comme nous le faisions. »