Sri Lanka: les femmes protègent leur mangrove

27 janvier 2020  |  dans International

Shermila et Suseema, membres du comite du village de Keerimattawa-Kudirippuwa, observent les progrès du replantage de jeunes palétuviers près de leur village. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Shermila et Suseema, membres du comite du village de Keerimattawa-Kudirippuwa, observent les progrès du replantage de jeunes palétuviers près de leur village. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

En 2015, le Sri Lanka devient le premier pays du monde à classer en zone protégée la totalité de sa mangrove. Indispensable à la reproduction des poissons autant que poumon vert, elle est essentielle à la survie des communautés côtières. L’ONG locale Sudeesa développe le microcrédit pour des milliers de femmes qui, en contrepartie, participent à replanter et protéger la mangrove. Reportage à Chilaw, où les femmes de pêcheurs s’engagent.

La lagune bordée de palétuviers, ces grands arbres tropicaux qui poussent dans la vase de la mangrove, s’éveille dans la clarté matinale. Depuis plusieurs heures déjà, de petites embarcations colorées, manœuvrées par les pêcheurs locaux, sillonnent les 20 km² de la lagune de Chilaw, parée des nuances roses de l’aube. Dans cette localité située à 60 km de Colombo, la capitale du Sri Lanka, la pêche est l’activité principale des communautés côtières depuis des temps immémoriaux. Aux hommes, la pêche, aux femmes, le séchage du poisson et la vente sur les marchés. De père en fils, et de mère en fille, on adopte les mêmes rituels, on bénéficie des mêmes ressources, on remercie la nature pour ses bienfaits. Et la mangrove, on l’aime, chevillée au corps. Pourtant, ce rapport viscéral avec ces arbres majestueux aux racines enchevêtrées qui ressemblent à des araignées aquatiques, a bien failli être bouleversé. En cause ? La destruction de la mangrove, principalement en raison des élevages industriels de crevettes et de poissons qui ont défiguré le paysage côtier et pollué les eaux, contaminées par les déjections animales et les antibiotiques. Au plus fort de leur implantation, « près de la moitié de la mangrove avait disparu », rappelle Anuradha Wickramasinghe, fondateur de Sudeesa. Cette ONG créée en 1992, au départ une association de petits pêcheurs locaux, s’est ensuite donné pour mission de former les habitant·es aux vertus de leur mangrove afin de les rendre acteurs/trices de sa protection.

Différents types de palétuviers ont été replantés ces trois dernières années, dans la lagune quasi asséchée par l'élevage intensif autour du village de Keerimattawa-Kudirippuwa ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Différents types de pale
étuviers ont été replantés ces trois dernières années, dans la lagune quasi asséchée par l’élevage intensif autour du village de Keerimattawa-Kudirippuwa ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 

La mangrove, trésor de biodiversité

La mangrove n’est pas une forêt comme les autres. En effet, les arbres de ces jungles marécageuses, qui poussent à la charnière des eaux douces des rivières et des eaux salées de la mer, absorbent plus de CO2 que n’importe quels autres écosystèmes, réduisant davantage les effets du réchauffement climatique. Et ils forment aussi, avec leurs racines entrelacées, des refuges idéaux pour la reproduction des poissons. Enfin, partout où la mangrove pousse, elle retient les sols et évite les affaissements de terrain. L’étude comparative réalisée par l’Union internationale pour la conservation de la nature, un an après le tsunami qui a ravagé une partie des côtes sri-lankaises en 2004, causant la mort de 30.000 personnes, a montré que dans le village de Kapuhenwala, protégé par 200 hectares de mangrove, le tsunami n’avait fait que deux victimes. Au contraire, dans celui de Wanduruppa, où elle avait été saccagée pour des projets piscicoles et touristiques, les flots emportèrent près de 6.000 Sri- Lankais·es. Ces différents rôles joués par la mangrove méritaient bien quelques enseignements auprès des communautés locales qui, déracinées, « partant souvent vers la ville », ont pu « oublier certaines bases », estime Anuradha.

Inoka Perrera, 43 ans, montre un bouton de paletuvier, pres de son village de Welihena ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Inoka Perrera, 43 ans, montre un bouton de paletuvier, pres de son village de Welihena ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 

Gardiennes de l’environnement

En 2015, l’organisation se lance dans une nouvelle étape de son développement en proposant des programmes de microcrédit et de formation, notamment aux femmes des communautés côtières, afin d’encourager leurs activités professionnelles : couture, comptabilité, ouverture de petites boutiques ou encore élevage de porcs ou de poulets… En contrepartie, ces dernières s’engagent à suivre une formation de cinq jours de sensibilisation sur la mangrove, apprenant tout de son fonctionnement et des ressources qu’elle protège. Elles deviennent ainsi elles-mêmes des gardiennes de cet écosystème en replantant des boutures, arpentant la forêt pour mettre en garde les individus peu respectueux de l’environnement, ou encore en vérifiant la bonne croissance des arbrisseaux. Et si les femmes sont les vecteurs de ces bonnes pratiques, ce n’est pas un hasard. Originaire de Kandy, deuxième plus grande ville du pays située au cœur de l’île, Anuradha est venu pour la première fois à Chilaw alors qu’il était doctorant en sciences de l’éducation. Un jour, il voit une femme marcher dans le lagon aux côtés de son fils, son panier sur la hanche. « D’un coup, elle a saisi une graine au sol, et elle l’a replantée devant mes yeux. “C’est grâce aux arbres que les eaux sont riches en poissons”,a-t-elle expliqué à son fils. Tout simplement. » Cette image lui est restée : les femmes étaient détentrices d’un savoir millénaire et véritables vecteurs de la transmission. Par ailleurs, il est persuadé qu’au Sri Lanka, « les mères sont des personnes-clé. Ce sont elles qui ont l’autorité dans les familles. Quand elles prennent la parole, personne ne les contredit. » Grâce à Sudeesa, soutenue par l’ONG américaine Seacology, qui met en place des programmes de protection partout dans le monde, ce sont aujourd’hui près de 15.000 femmes, pierres angulaires du projet, qui bénéficient de ces formations. Anuradha ne cache pas sa fierté d’avoir ouvert le premier musée du monde consacré entièrement à la mangrove. « Sur le sujet, le Sri Lanka est devenu un modèle pour l’Inde, la Thaïlande, la Malaisie ou encore le Japon », se réjouit-il, accueillant des scientifiques des quatre coins du monde.

Inoka Perrera, 43 ans, dans le village de Welihena. Membre de Sudeesa depuis dix ans, elle emploie une dizaine de personnes dans son atelier de couture. Longtemps, elle a vécu dans les pays du Golfe , mais elle est rentrée pour rester avec sa fille enceinte. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Inoka Perrera, 43 ans, dans le village de Welihena. Membre de Sudeesa depuis dix ans, elle emploie une dizaine de personnes dans son atelier de couture. Longtemps, elle a vécu dans les pays du Golfe , mais elle est rentrée pour rester avec sa fille enceinte. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 

Les femmes au cœur du projet

Dans le village de Welihena, tout près de Chilaw, la torpeur de cette chaude journée de mai – couplée au couvre-feu qui a suivi les attaques antimusulmanes perpétrées en réaction aux attentats de Pâques contre des chrétien·nes – fige les ruelles de sable dans un calme impressionnant. Le vent souffle néanmoins dans les palmiers. Inoka Perrera, 43 ans, fait partie des femmes qui ont bénéficié du programme de formation. Elle est membre de Sudeesa depuis dix ans. « Au début, nous ne savions pas comment planter la mangrove. Mais nous avons appris. Et nous sommes bien conscientes de sa valeur », explique t-elle. Autour de cette femme aux longs cheveux noirs, souriante et fière de parler un anglais appris dans les pays du Golfe, des machines à coudre. Elle s’active dans son atelier, qui emploie environ dix villageois·es. Une affaire florissante qui n’aurait jamais vu le jour si elle n’avait pas bénéficié d’une formation en couture. Aujourd’hui, Inoka est une femme indépendante, qui envisage même d’agrandir ses locaux. Ses revenus ont augmenté, de son aveu, d’environ 30 %. En échange, elle et les autres femmes de Welihena « se rendent tous les mois une journée ou deux dans la mangrove. Nous vérifions les feuilles, nettoyons le lagon », explique-t-elle. Les villageoises n’hésitent pas à alpaguer les touristes qui laisseraient leurs détritus de pique-nique ou leurs bouteilles en plastique, et parfois préviennent même les agents du département forestier. À quelques minutes de là, Shaneela Fernando, 40 ans, est en train de nettoyer le poisson capturé pendant la nuit, afin de le faire sécher. Assise dans la cour de sa modeste maison, elle s’active aux côtés de son père, pêcheur, courbée devant deux bassines en plastique. D’autres poissons s’étalent déjà sur des filets, déshydratés par la température ambiante. Elle aime raconter à ses enfants des histoires sur la mangrove. Elle connaît le processus de photosynthèse et l’explique à ses petits de façon simplifiée. « Ils sont curieux ! », rit-elle, consciente de l’importance de léguer à la génération suivante la volonté de sauvegarder la mangrove. Des arbres ont été replantés il y a deux ans. D’ici trois ou quatre ans, le poisson devrait revenir. Encore un peu de patience. En attendant, des effets positifs, sociétaux ceux-là, se font déjà sentir. « Grâce à l’augmentation des revenus de leurs parents, les enfants décrochent moins tôt de l’école, et ils sont de plus en plus nombreux à pouvoir suivre des études », confie Anuradha.

Un pêcheur au petit matin dans la lagune de Chilaw, sur la cote ouest du Sri Lanka, a 60 km au nord de Colombo. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

Un pêcheur au petit matin dans la lagune de Chilaw, sur la cote ouest du Sri Lanka, a 60 km au nord de Colombo. ©Juliette Robert/Haytham/Youpress


 

Renforcer la sensibilisation

Ce savoir sur les mangroves, les villageoises le tiennent d’un homme, surnommé « The mangrove master ». Modeste, Douglas Thisera n’aime pas ce qualificatif de « maître de la mangrove ». Pourtant, c’est lui le grand connaisseur de cet écosystème. Ancien pêcheur, il a côtoyé la mangrove quand il attrapait le poisson. Maintenant il la replante. Car tous les jours, Douglas prend soin des boutures repiquées dans l’« infirmerie des arbres ». Ici, dans des milliers de pots symétriquement installés, la nature est à l’œuvre. Des étiquettes nominatives détaillent la diversité de cet écosystème verdoyant : « Rhizophora apiculata », « Bruguiera cylindrica » ou encore « Heritiera littoralis »… Plus tard, perché sur son embarcation, Douglas Thisera fend les eaux saumâtres de la lagune, et montre avec fierté les dizaines de milliers de plants qui ont été repiqués depuis 1996. « Ici, ce sont 30.000, ici 50.000 », explique-t-il, en désignant des arbres devenus grands. Il faut environ cinq ans pour que les racines-échasses, qui partent du haut de l’arbre, touchent l’eau et deviennent ainsi des refuges pour les espèces aquatiques. À Chilaw, la situation s’est améliorée. Le poisson est revenu, parole de pêcheurs. Sur le marché de la ville, Maria, membre de Sudeesa depuis 1993, confirme ce constat. « Le business est meilleur qu’il y a quelques années, les poissons sont plus nombreux », explique-t-elle, s’affairant à étaler la pêche de son mari à même le sol, attendant la clientèle. Sa maison, située tout près de la mangrove, lui permet d’aller replanter des arbres régulièrement, « et de faire tout ce qu’elle peut pour protéger la mangrove ». Anuradha constate également avec soulagement que les familles « n’utilisent plus le bois des palétuviers pour construire leurs maisons ou pour la cuisine ». Mais il faut rester vigilant. Dans les abords de Welihena, les terres jadis recouvertes de mangroves ont servi à creuser des étangs artificiels pour l’élevage de poissons ou de crevettes, parfois installés illégalement. Si la loi a changé et que nombre d’entre eux ont dû fermer, les terrains restent arides et abandonnés. Tristes plaies à vif des ravages de la déforestation. Le long des bassins, Inoka, accompagnée de plusieurs autres femmes en sari ou en longues jupes bigarrées, étranges touches de couleur dans ce paysage désertique, brave le soleil brûlant pour vérifier l’état de pousse des anciennes boutures. Les arbustes ont bien grandi, Inoka est satisfaite. Comme le symbole d’une harmonie retrouvée avec l’écosystème.

La petite fille de Neelambi, une des femmes membre de Sudeesa, court près des anciens bassins de pisciculture, pres du village de  Keerimattawa-Kudirippuwa ©Juliette Robert/Haytham/Youpress

La petite fille de Neelambi, une des femmes membre de Sudeesa, court près des anciens bassins de pisciculture, pres du village de Keerimattawa-Kudirippuwa ©Juliette Robert/Haytham/Youpress