Quand les black diamonds brillent de mille feux
27 octobre 2010 | Delphine Bauer dans International
Il y a bientôt vingt ans en Afrique du Sud tombait l’apartheid. Pendant 43 ans, les Noirs, comme les « colorés » ou les Indiens ont été considérés comme des citoyens de seconde zone, soumis à une législation raciste qui les excluait de la société, de l’économie, de la culture. Les femmes ont beaucoup souffert de ces conditions, à la fois en tant que « non-blanches », mais aussi en tant que femmes. Aujourd’hui, sur les 49 millions d’habitants sud africains, 3 millions sont considérés comme des « Black Diamonds », expression inventée par une agence de sondage mais qui a fait mouche. Parmi eux, la moitié sont des femmes : elles sont la nouvelle élite noire en Afrique du Sud, et pour 82 % d’entre elles, elles « en feront plus pour leur pays que les hommes ».
Véritables moteur économique, elles dépensent 12 milliards d’euros par an, c’est-à-dire 40% des dépenses totales des femmes dans le pays. Extrêmement ambitieuses, ces femmes sont en train d’émerger, d’exploser même, avides de rattraper le temps perdu sous la ségrégation. Politiciennes (45% des postes clés sont détenus par des femmes en Afrique du Sud), créatrices, chefs d’entreprise, productrices, elles prennent les rennes de leur vie professionnelle comme personnelle en main. Rencontre avec les pépites de la nouvelle nation-arc-en-ciel.
Nkensani Nkosi, 36 ans
« Je respire, je mange, en un mot je vis travail »
Elle est belle, elle est brune et son prénom c’est Nhkensani. Au 7e étage d’une tour de bureau de Johannesburg, LA styliste sud-africaine du moment arrive, essoufflée, mais souriante, chic dans une jupe taille haute, un top à jabots et une ceinture en cuir rouge. Evidemment assortie à ses escarpins. Normal : la jeune femme, à la tête de la très populaire marque de prêt-à-porter Stoned Cherrie, a, comme tout chef d’entreprise, un emploi du temps de ministre, surtout en cette veille de Coupe du Monde où les journées défilent comme des secondes. « J’ai été contactée pour plusieurs projets, dont celui de créer certains costumes pour la cérémonie d’ouverture », raconte la jeune femme, sans en dire plus, pour cause de confidentialité. Pour moi, c’est une preuve de reconnaissance », avance-t-elle, radieuse. Le prix à payer ? Travailler très tard le soir jusqu’à la date fatidique, sans compter les prochains 10 ans de la marque, l’occasion d’organiser une rétrospective, et donc, pour la styliste, de jongler encore un peu plus entre sa vie professionnelle et sa vie familiale.
« Ce n’est pas la longueur du temps que je passe avec mes quatre enfants qui compte, mais sa qualité. Même si je travaille, ils s’installent autour de moi, m’aident dans mes activités, découpent des images. Et je peux aussi beaucoup compter sur mon mari », confie-t-elle. Alors, avec ses 14 employés, ses collaborateurs occasionnels, ses commandes prestigieuses, une « black diamond », Nhkensani Nkosi ? « Cette expression a été créée exprès pour nous désigner, mais je ne sais pas si elle s’applique parfaitement à moi. Je ne découvre pas un nouveau mode de vie, je viens d’un milieu plutôt privilégié. Sauf que j’ai toujours connu la valeur de l’argent, et que rien ne m’était dû ». Sa réussite, elle ne la doit ainsi ni au hasard, ni au BEE (Black Economic Empowerment, système de discrimination positive censé faciliter l’accès à la propriété ou à certaines qualifications pour les populations autrefois discriminées, ndlr), car le « loyer de mes locaux reste le même, avec ou sans BEE ». Bien plus à son sens pratique. « Il y a 10 ans, il soufflait en Afrique du Sud un vent favorable à la création non seulement d’une marque, mais d’un véritable mode de vie », explique-t-elle, faisant allusion aux premières élections démocratiques du pays, à l’émergence d’une classe moyenne noire, à la redécouverte de l’identité africaine.
Aujourd’hui, la styliste fait la couverture des magazines, est louée par tout le petit monde de la mode, et les femmes sud africaines, indifféremment noires ou blanches, achètent avidement ses top à motifs tribaux, ses robes colorées en soie, ou encore ses accessoires ethniques. Car Nhkensani Nkosi a tout misé sur un traditionnel revisité. « Nous faisons en sorte de rendre cette culture africaine cool, mais il existe toute une génération oublieuse de ses racines, la MTV génération ! », raille-t-elle. Les jeunes pris d’une frénésie d’achats, d’un consumérisme excessif. « Ma fille rêve pour ses 16 ans d’un anniversaire à plusieurs milliers de dollars comme dans les émissions américaines. Je lui ai répondu : estime-toi heureuse si tu peux emmener tes copains au cinéma ! » Et de rire de bon cœur. Pour Nhkensani Nkosi, réussite ne rime pas avec ostentation. C’est seulement que pour elle, « [son] travail, c’est [sa] vie. » Et elle entend bien transmettre certaines valeurs à sa progéniture.
Magkati Molebatsi, 52 ans
« Le BEE est nécessaire mais mal appliqué »
Une allure de jeune fille malgré ses bientôt 52 printemps – qu’elle doit en partie à ses 4 footings par semaine- et un sourire tout en dents, Magkati Molebatsi arrive, décontractée, mais le Financial Times à la main, dans l’un de ces cafés bobos de Melville, le quartier « arty » de Johannesburg. Directrice marketing dans une boîte d’analyse immobilière, la belle plante peut se targuer d’un salaire annuel frôlant les 6 chiffres, chose rare en Afrique du Sud. Même si elle avoue ses gains du bout des lèvres, presque gênée. Pas très convaincue par la métaphore de « black diamonds », Magkati estime « qu’on ne comprend pas cette expression : fait-elle référence aux diamants présents dans le sol sud africain, de notre rapport à l’argent, signifie-t-elle que nous sommes précieux ? Quoiqu’il en soit, elle généralise tout. Je préfère en sortir », lâche l’executive woman, même si elle concède qu’elle est « accrocheuse ».
Après 26 ans de bons et loyaux services professionnels, Magkati estime « mériter [sa] réussite. Sous l’apartheid, nous les Noirs nous étions tout simplement invisibles dans le monde du travail. Je me souviens d’avoir débuté ma carrière alors que nous étions seulement trois dans l’entreprise. Trois ! » s’offusque-t-elle. Dans ce contexte, sa motivation à toute épreuve, elle la tient de son père. « Lui-même enseignant, il était conscient que mon seul moyen pour m’en sortir dans la vie, c’était de tout miser sur les études. » Et c’est ce que Magkati fera, avec un enthousiasme d’autant plus grand compte tenu des challenges de l’époque pour une femme, et spécialement une femme noire. « Il était plus dur pour nous de progresser au sein de l’entreprise, parce que nous n’étions pas du tout conviés à d’éventuels dîners entre collègues blancs. Parfois des décisions se prenaient dans notre dos et nous les apprenions le lundi matin, en arrivant au bureau. Il fallait se battre deux fois plus pour le même résultat », se souvient-elle, choquée « que des femmes extrêmement diplômées finissent secrétaires ».
Après 1994, la situation s’est améliorée, et le BEE a vu le jour. « Il est nécessaire, mais la manière dont il est mené est un gâchis. La qualité des formations a été oubliée au profit d’une politique de rééquilibrage démographique. Le mérite est oublié. Du coup les gens ont le sentiment de ne plus être obligés d’en faire beaucoup pour réussir. C’est pourquoi on voit tant de nouveaux riches se jeter sur l’achat d’une Porsche ! », plaisante Magkati, mais seulement à moitié, concédant que « peu de choses valorisent encore les Noirs dans cette société, sinon les biens matériels ».
Tumi Golding, 38 ans
« J’ai toujours voulu aider les autres »
Depuis 2004, elle est l’un des visages de la SABC1, l’une des chaînes sud africaines les plus populaires. Pourtant, Tumi Golding n’est ni une comédienne de soap operas, ni une journaliste phare du JT. Elle n’est rien de moins que la superintendante de la police sud africaine, porte-parole de l’institution et en charge des relations avec Interpol. Et accessoirement l’animatrice d’une émission hebdomadaire à succès, « When duty calls », qui aide à résoudre des crimes (on dénombre 20000 meurtres par an, ndlr) grâce aux appels des téléspectateurs. Assise derrière son bureau, occupée entre deux rendez-vous, Tumi jongle avec ses diverses activités, et ses deux métiers qui n’en font finalement qu’un.
« J’ai toujours voulu aider les autres, depuis petite. C’est pourquoi j’ai étudié la sociologie, pour comprendre la société, et la psychologie, pour comprendre les individus », explique-t-elle. « Je ne décroche jamais vraiment, je dois être disponible 24h/24 et 7j/7 », poursuit celle qui définit son rythme de vie comme « intense ». Et pour cause : en plus d’occuper un poste à fortes responsabilités, Tumi Golding, récemment divorcée, a à sa charge l’éducation de ses deux garçons. « Mes enfants m’apportent tant de bonheur…Ils sont mon plus grand soutien dans le quotidien. » Mais c’est sans compter ses nombreux fans, car la jolie superintendante fait preuve d’une étonnante modestie. « Il m’arrive souvent que des gens dans la rue me reconnaissent pour m’avoir vue à la télévision, m’interpellent, me félicitent. Ils sont si enthousiastes ! Etre populaire ne me dérange pas, mais je pense que chacun à son échelle peut l’être. » Etre au service des autres, pour Tumi, est aussi essentiel que l’air qu’elle respire. Quand on lui demande, si avec son confortable salaire, elle se sent privilégiée, elle répond oui…Mais « de pouvoir aider les gens ». A ses yeux l’argent compte, mais seulement pour couvrir les besoins de la vie quotidienne. Elle n’a jamais été impressionnée de la richesse de son ancien mari. « Notre maison était plutôt une forteresse », lâche-t-elle. Après une période très dure, la page est tournée et le divorce assumé.
« Ici en Afrique du Sud, les femmes sont très indépendantes. Elles doivent souvent se débrouiller seules et assurer des revenus familiaux ». Très « fière d’être une africaine en Afrique », Tumi n’en reconnaît pas moins que des combats doivent encore être menés. « Les femmes sud africaines subissent trop de violences domestiques. D’où l’importance de bien choisir son partenaire. Elles doivent apprendre à faire des choix, et à savoir ce qu’elles veulent ». Féministe, Tumi ? « Non. Les hommes et les femmes sont simplement complémentaires et faits pour vivre ensemble. » Il reste encore des efforts à faire de ce côté à la nation arc-en-ciel.