Loi Travail : Pourquoi Rennes à l’épicentre de la colère ?
5 juin 2016 | Youpress dans Economie
Depuis trois mois, la ville bretonne vit au rythme des manifestations, parfois violentes, contre la loi Travail. Des deux côtés de la mobilisation, des Rennais nous expliquent les raisons de cette tension.
«Faute de fioul, fous ta cagoule » : la banderole, brandie par un groupe de jeunes en tête de manifestation, donne le ton. Mais, derrière elle, le cortège progresse dans les rues de Rennes (Ille-et-Vilaine) dans une ambiance bon enfant. Parmi les 8 000 manifestants ce jeudi 26 mai, on rencontre surtout des salariés. Comme Anne, fonctionnaire territoriale, en grève pour la troisième fois « contre la loi Travail et, d’une manière générale, contre ce gouvernement de gauche qui mène une politique de droite ». Même motivation pour Marie, étudiante, qui ajoute à ses griefs « les violences policières ». Trois mois après le début du mouvement, la contestation sociale ne faiblit pas dans la capitale bretonne. Mais elle se fait sous bonne garde : plus de 200 policiers mobilisés, un hélicoptère qui survole la ville… A Rennes, la dénonciation de la loi El Khomri a pris un tour musclé : une centaine d’arrestations depuis le 9 mars, plusieurs dizaines de blessés parmi les policiers et les manifestants. Dont un étudiant qui a perdu un œil, fin avril, victime d’un tir de flashball a priori effectué par un policier (l’enquête est toujours en cours). Une partie du centre-ville garde les stigmates des affrontements de ces dernières semaines. Dans la principale rue commerçante, des panneaux de bois remplacent les vitrines brisées des banques. Pas le climat idéal pour les affaires. « C’est le désert de Gobi ! », s’exclame une commerçante quand on l’interroge sur la fréquentation. « Mais on sent la solidarité des clients », note-t-elle, agréablement surprise.
Rennes, chef-lieu de 207 000 âmes, capitale de la révolte ? La question fait sourire les habitants. « Rennes, comme Nantes, est une cité calme, avec un vote modéré, gouvernée au centre gauche. Pas le profil de la ville radicale », rappelle Romain Pasquier, politologue et directeur de recherches au CNRS. La maire socialiste, Nathalie Appéré, est d’ailleurs restée longtemps silencieuse sur cette mobilisation sociale qui divise sa majorité. Proche du gouvernement, elle condamne ces violences. « Nous ne laisserons pas des casseurs confisquer l’image de notre ville », prévenait-elle lors du dernier conseil municipal. Comment la capitale bretonne a-t-elle pu devenir l’un des épicentres de la contestation ?
Une ville étudiante
« La jeunesse étudiante et lycéenne a lancé le mouvement et lui a donné cette vitalité », admet Fabrice Le Restif, leader départemental du syndicat Force ouvrière. Plus turbulente que les salariés, elle n’hésite pas à envahir les voies de chemin de fer pour se faire entendre. Ici, plus qu’ailleurs, la ville bat au rythme des étudiants, qui constituent un tiers des habitants. Son autre spécificité ? « Rennes-II la Rouge », comme certains la surnomment, est une université de « tradition protestataire, libertaire », explique Romain Pasquier, et le fer de lance des luttes sociales depuis 1968, comme lors du mouvement contre le contrat première embauche (CPE) en 2006. Si les étudiants sont moins politisés ces dernières années, « il y a un ras-le-bol face aux reniements du gouvernement : l’état d’urgence, la déchéance de nationalité… La loi Travail est la goutte d’eau qui fait déborder le vase », analyse Hugo Melchior, doctorant de 28 ans, un des leaders étudiants de la contestation et membre du mouvement Ensemble ! de Clémentine Autain.
Un terreau d’extrême gauche
Si la capitale bretonne vote au centre gauche, elle n’en abrite pas moins une population plus engagée. « L’extrême gauche tourne autour de 10 % des voix lors des élections municipales », précise Romain Pasquier. Sans compter un fort vote écologiste, avec « des Verts très rouges à Rennes », précise-t-il. Il n’est donc pas surprenant de les voir se mobiliser largement contre un projet de loi touchant au droit du travail. Leur symbole ? La Maison du peuple, cette salle municipale occupée durant plus de dix jours et évacuée le 13 mai par les policiers du Raid.
La proximité de Notre-Dame-des-Landes, Lieu de militantisme
Si ces éléments expliquent l’ampleur de la mobilisation, reste à comprendre les causes de la violence. L’argument le plus souvent avancé ? La proximité de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), territoire dénommé « zone à défendre » (ZAD) par les opposants au projet de construction d’un aéroport, mobilisés depuis 2008. Certains militants aguerris feraient des incursions à Rennes et Nantes. « On les retrouve dans les manifestations, assure le policier Frédéric Gallet, secrétaire départemental du syndicat Alliance. Ils sont entraînés à casser et à faire face aux forces de l’ordre. Ils forment des petits groupes mobiles, difficiles à appréhender, qui se cachent dans les cortèges. » On les soupçonne d’avoir dégradé banques et magasins le soir du 13 mai. « Ils ne sont pas nombreux, mais ils ont aidé les mouvements d’extrême gauche à se structurer. Quand vous interpellez des casseurs, aucun n’a sa pièce d’identité. Mais ils ont le numéro de leur avocat sur eux », souligne Frédéric Gallet. « La ZAD n’a pas noyauté le mouvement étudiant », réplique Hugo Melchior. L’ancien leader anti-CPE, interdit d’accès au centre-ville par arrêté administratif, estime que ces militants autonomes ont toujours existé à Rennes. Des activistes minoritaires, en rupture avec les syndicats traditionnels.
Un dispositif policier renforcé
L’autre facteur d’explication ? La stratégie du bras de fer engagée par l’ancien préfet de Bretagne, Patrick Strzoda. Le 31 mars, alors que Nuit debout souhaite s’installer sur la place du Parlement de Bretagne, il décide, en accord avec la mairie, de boucler l’hyper centre. Une décision rarissime, prise pour protéger ce joyau historique déjà victime de conflits sociaux. Problème : cette place est aussi l’emblème du débat public à Rennes. « Une violence symbolique », explique Hugo Melchior, qui pousse certains manifestants à défier la police. S’ils condamnent ces violences, les syndicats dénoncent aussi une répression policière disproportionnée et aveugle. Usage massif de gaz lacrymogènes, tirs de flashball… Pour Loïc Morel, patron local de la CGT, « il est incontestable que le dispositif policier était nettement au-dessus de ce qu’on avait connu jusque-là, y compris lors de mouvements paysans qui ne sont pourtant pas tendres ». « En trente ans de syndicalisme je n’ai jamais connu ça », renchérit son homologue de FO. Côté police, Frédéric Gallet rappelle la dangerosité de certains projectiles visant les forces de l’ordre, comme des engins explosifs artisanaux. Contactée, la préfecture n’a pas souhaité s’exprimer. Mais on constate que, depuis le départ de Patrick Strzoda pour le cabinet du ministre de l’Intérieur, début mai, l’apaisement semble être de mise. Aucun gaz lacrymogène n’a été tiré lors du dernier défilé, malgré quelques débordements.
L’attention particulière des médias
Si Rennes fait la une, c’est aussi qu’elle bénéficie d’une attention particulière des médias. En pointe lors de la lutte anti-CPE, la ville s’est forgé une réputation. Les médias nationaux avait ainsi convergé à Rennes-II début mars, lors de la première assemblée générale contre la loi El Khomri. « Ce regard médiatique peut encourager les débordements », regrette le syndicaliste Loïc Morel. Il attire, en tout cas : après le ministre de l’Intérieur mi-mai, le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez est venu prendre sa part de lumière cette semaine.