Wakaliwood : l’Ouganda fait son cinéma

3 octobre 2017  |  dans International

© Eugénie Baccot/Divergence

© Eugénie Baccot/Divergence

Dans un bidonville de Kampala, une bande de passionnés se bat jour après jour pour réaliser des films d’action, uniques au monde. Après Hollywood et Bollywood, voici venu le temps de Wakaliwood, une industrie embryonnaire de films à 200 dollars.

Un « Coupez ! » sec retentit. Daouda, encore imprégné de son rôle de « good cop » en tenue militaire bleu marine, baisse son arme toute cabossée et reprend son expression chaleureuse. A ses pieds, Christian se relève. Il s’en est donné à cœur joie. Mis en joue il y a quelques secondes, les genoux dans la boue, il peut enfin s’extirper de l’odieux personnage de trafiquant de femmes qu’il a endossé le temps de la scène. « The money was too good » a constitué sa réplique la plus pertinente. Prononcée avec une voix gutturale, elle a fait son effet. De l’autre côté de la caméra, Isaac Nabwana, 46 ans, réalisateur, est satisfait : il vient de clore une des scènes de l’un de ses prochains films.
Au milieu de cette école aux murs délabrés et moussus qui fait office de décor, c’est tout un microcosme – presque une famille – qui s’agite autour de la figure centrale d’Isaac : des comédien-ne-s bénévoles, beaucoup de bonnes volontés, et surtout, surtout, une imagination sans bornes. « Il y a Hollywood, Bollywood, Nollywood (au Nigéria, ndlr). Ici, il s’agit d’un autre « -Wood », sauf qu’on n’a rien du tout, aucun moyen ! », reconnaît Alan Hofmanis, le bras droit d’Isaac.
Si le réalisateur au visage poupin ne peut donner le coût des films qu’il réalise avec précision, ce montant tourne autour de quelques centaines d’euros. A ses yeux, le cinéma n’est pas une histoire de gros sous. En Ouganda, il ne saurait même en être question, avec un salaire moyen d’à peine 40 euros par mois, et une industrie du cinéma quasi-inexistante. Sa femme, Harriet, confirme leur parcours chaotique. « Quand j’ai connu Isaac, il était briquetier. Mais depuis petit, il était passionné de cinéma, parlait de stars de films d’action comme Bruce Lee. Alors que nous avions déjà un enfant, il a décidé de se lancer », explique celle qui est devenue depuis la gestionnaire de la boîte de production Ramon Films, lancée en 2005. Vont s’ensuivre des années d’auto-formation, de tournages de clips gratuits, de mariages immortalisés pour des clopinettes, et toujours cette question lancinante : « comment va-t-on s’en sortir ? » Si Harriet l’administratrice s’inquiète, Isaac l’artiste s’éclate.

Costume pour le prochain film des studios, Ebola © Eugénie Baccot/Divergence

Costume pour le prochain film des studios, Ebola © Eugénie Baccot/Divergence


Une bande d’autodidactes

L’arrivée d’Alan Hofmanis va donner un coup de fouet aux studios de Wakaliwood. En 2011, le quarantenaire new-yorkais, entre autres organisateur de festivals de cinéma indépendants, déchante. Il se fait larguer par sa petite amie le jour où il lui offre une bague de fiançailles. Désemparé, un ami qui travaille dans une ONG essaie de lui changer les idées en lui montrant une vidéo d’un des films d’Isaac. C’est la révélation : il n’a plus qu’une idée en tête, celle de rencontrer le réalisateur ougandais. Avec ses 16 000 dollars d’économies en poche, Alan prend un billet – qui se transformera bientôt en aller sans retour, et s’envole pour Kampala. « En deux semaines, je suis devenu une star de cinéma ougandais ! », s’amuse-t-il. Sur place, il découvre ce que signifie travailler dans le dénuement le plus total et devient, au fur à mesure des années qui passent, des cheveux qui poussent et des kilos qui s’envolent, « Jésus » pour les habitants du quartier. Un surnom qui provient aussi des quelques rôles de Messie endossés par l’Américain longiligne et fantasque.

A Wakaliwood en effet, tout le monde met la main à la pâte. Dans la bande, Daouda fait office d’ingénieur en chef. Restaurateur pour assurer son revenu mensuel, il créé des armes de toutes pièces en chinant dans les décharges environnantes. Artiste génial, il fabrique en quelques heures un AK 47 « façon Daouda », comme il le dit lui-même, le but n’étant pas que les armes fassent vrai. Côté comédiens, Kizza, maître ès kung-fu, a tout appris dans des livres laissés par des émigrés chinois, et se drape de son kimono de soie rouge dès qu’un combat s’amorce. Il sa bat régulièrement contre Apollo, qui rêve de célébrité, et qui excelle dans les scènes de kidnapping.
Isaac écrit des ébauches de scenarii sur un vieux carnet jauni, mais chaque jour de tournage, les comédiens se retrouvent pour échanger leurs idées. Ici, il faudrait placer une lampe qu’a bidouillée Daouda, là utiliser un préservatif rempli de colorant alimentaire pour éclater au moment précis où la balle s’enfoncera dans la poitrine d’un des comédiens… Dans l’obligation de s’accrocher au moindre shilling, chaque film tourné à Wakaliwood est un combat : l’électricité, le réseau internet, les conditions météo. « Ici ce n’est pas le plus fort qui réussit, mais le petit teigneux », théorise Alan. Isaac se rappelle avec amertume les disques durs qui lâchent et des scènes tournées perdues. Dans sa salle de montage, remplie de milliers de DVD à graver, il passe des heures sur son fauteuil défoncé, à montrer les rushs, comme à réaliser les effets spéciaux. Lors des courses poursuites, il n’est pas rare qu’il utilise un fond vert et une petite voiture en plastique, ensuite incrustée dans la scène réelle. Effet kitsch et drôlatique garanti.

Wakaliwood © Eugénie Baccot/Divergence

Wakaliwood © Eugénie Baccot/Divergence


Wakaliwood, à l’assaut du monde

Dans ce bidonville de deux mille habitants du quartier, tous connaissent cette bande de doux dingues qui tournent des films d’action dans la rue. Les curieux s’arrêtent. Les amateurs passent acheter directement les DVD. Pour dynamiser les ventes, les comédiens arpentent régulièrement les marchés locaux pour vendre les films, à moins de 1 euro. Leur plus gros succès? « Who killed Captain Alex », vendu comme le « premier film d’action ougandais », et vu plus de 2,5 millions de fois sur Youtube.
Car Wakaliwood a beau être né dans les méandres d’un bidonville pauvre de Kampala, les nouvelles technologies ont révolutionné la façon de faire des films. « Au début, personne ne faisait attention à nous, aujourd’hui, grâce à Internet ce n’est plus le cas », explique Isaac. Depuis quelques mois, ce sont des dizaines de comédiens amateurs du monde entier, Espagne, Angleterre, Inde etc. qui sont venus profiter de leur quart d’heure de gloire warholien. Christian, d’ailleurs, n’est pas ougandais. C’est un journaliste allemand, aux sages cheveux blonds, venu s’encanailler pour jouer les mauvais garçons et livrer un reportage dans le plus pur style du gonzo journalisme. Avec un crowdfunding lancé en 2015 et des internautes du monde entier qui envoient leurs propres scènes, Wakaliwood séduit à l’étranger – mais manque de reconnaissance dans son propre pays. Alan voudrait aller plus loin : il a essayé déjà de faire venir deux fois Isaac aux États-Unis, en vain. Les services d’immigration ont refusé. Son autre rêve serait de lui faire rencontrer Luc Besson. Pas de doutes, « ils parleraient ensemble des heures et des heures de cinéma », lâche-t-il, très sérieux. L’inviter à Cannes et faire découvrir ce cinéma aux yeux des Occidentaux serait la plus belle des récompenses. « On se ramènerait en cannibales sur le tapis rouge. Ça serait vraiment génial. Et si l’on doit se faire recaler, que ce soit en connaissance de cause », lâche Alan.

Car si les films de Wakaliwood sont inqualifiables, mélange de kitsch, d’humour noir et d’action, une chose est sûre : ils sont l’un des reflets de la société ougandaise. Pour Isaac, faire rire de la violence est une façon de la transcender. « Dans mes films, aucun spectateur ne peut croire qu’un personnage est invincible comme dans les films américains. Finalement, ils sont très moralistes : on peut tous mourir et les super héros n’existent pas. » Une sentence pleine de bon sens dans un pays qui a connu les affres de la dictature d’Amin Dada (1971-1979), responsable d’environ 250 000 morts, et celles de la terrible LRA, du non moins cruel Joseph Kony, le mouvement rebelle le plus meurtrier des dernières décennies en Afrique.
Un jour, Isaac a d’ailleurs croisé l’un des fils d’Amin Dada, « un gros mec, très charismatique ». Il ne l’a pas reconnu immédiatement. Comment aurait-il pu ? La légende dit que l’autocrate fou aurait eu 60 enfants. En voyant le faux hélicoptère en ferraille construit par Daouda – devenu le symbole de Wakaliwood – dont un fauteuil roulant récupéré dans une décharge fait office d’assise, il a lâché : « C’est exactement comme dans mes souvenirs ! » Preuve s’il en était besoin que le cinéma de Wakaliwood ne s’ancre pas seulement dans un kitsch léger et d’apparence amusant, mais dans la réalité complexe d’un pays autrefois déchiré.