Les noirs en lutte de la Nouvelle-Orléans

25 mai 2018  |  dans International

Les Indiens de Mardi Gras, aussi appelés Black Indians, participent aux festivités de la Nouvelle-Orléans, commémorant l’alliance entre les Afro-Américains et les Amérindiens. Ici, la « tribu » des Algiers Warriors défile lors du Festival de jazz. ©Juliette Robert/Haytham

Les Indiens de Mardi Gras, aussi appelés Black Indians, participent aux festivités de la Nouvelle-Orléans, commémorant l’alliance entre les Afro-Américains et les Amérindiens. Ici, la « tribu » des Algiers Warriors défile lors du Festival de jazz. ©Juliette Robert/Haytham

La capitale de la Louisiane fête ses 300 ans. Avant d’être un spot touristique, la cité fut un haut lieu de la vente d’esclaves. Elle en porte encore les stigmates.

Congo Square, au nord du Vieux Carré français. Tous les jeudis, on donne ici un concert devant l’ancien auditorium municipal, inutilisable depuis le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Entre les étals de ragoûts épicés et de bières bon marché, les danseurs de tous âges des Red Flame Hunters parviennent à se déhancher malgré leurs impressionnants costumes de perles et de plumes. Leurs chants, leurs déambulations sont ceux des Black Indians, les Indiens de Mardi Gras, qui commémorent l’aide que les natifs américains du bayou – les marigots de Louisiane – ont apportée aux esclaves fuyards. Ce jeudi de novembre, Bo Dollis Junior, grand chef des Wild Magnolias, observe les danseurs en orange perpétuer la tradition. « On ne continue pas seulement par respect pour nos ancêtres, explique-t-il. Nous voulons encore enrichir l’histoire. »

DANS UN JEUNE PAYS COMME LES ÉTATS-UNIS, La Nouvelle-Orléans est une perle baroque. L’histoire y est partout. Elle surgit de la bouche d’un inconnu, d’une recette de sandwich, d’un coin de rue. Le Lavomatic en face du Louis Armstrong Park fut le premier studio d’enregistrement de la ville. Au numéro 500 de Chartres Street, un restaurant s’est niché dans « la maison de Napoléon », construite au XIXe siècle par des fans pour recevoir l’empereur déchu. A l’angle des rues Royal et Governor Nicholls, une maison grise attire les amateurs de frousse : ici vivait Delphine LaLaurie, tueuse en série des années 1830, qui aurait torturé des dizaines d’esclaves dans le secret de son grenier, avant de disparaître en France. Cette année, la Nouvelle-Orléans célèbre ses 300 ans. Peuplée à 60% de Noirs, la cité fut d’abord le plus grand marché aux esclaves du pays, avant de devenir le berceau du jazz à la fin du XIXe siècle, et aujourd’hui l’une des premières destinations touristiques nationales. C’est aussi un territoire de revendication pour les droits des Noirs et la reconnaissance de leur histoire. Ce passé lourd qui se devine derrière chaque note de musique. En ce mois de novembre, la ville, parée de bleu, rend hommage à la légende du rock Fats Domino, auteur de Blueberry Hill, mort quelques jours plus tôt. Durant des heures, on pleure un homme, une star, un voisin. Les percussions et les pas des endeuillés suivent le big four : c’est le rythme des esclaves.

Le 1er novembre 2017, des brass bands se sont rassemblés près de la maison de Fats Domino, dans le Lower 9th Ward, pour un dernier hommage musical à la légende du rock, auteur du célèbre Blueberry Hill. ©Juliette Robert/Haytham

Le 1er novembre 2017, des brass bands se sont rassemblés près de la maison de Fats Domino, dans le Lower 9th Ward, pour un dernier hommage musical à la légende du rock, auteur du célèbre Blueberry Hill. ©Juliette Robert/Haytham


 

RIEN QU’ENTRE 1719 ET 1820, en Louisiane, plus de 100 000 personnes, principalement issues des régions du golfe de Guinée, en Afrique, ont été vendues comme esclaves. A La Nouvelle-Orléans, cela se passait sur la place des Nègres, qui fut ensuite rebaptisée Congo Square. C’est là que les personnes étaient triées, détaillées et vendues. Mais autre chose s’est joué sur cette place. De 1682 à 1762, la Louisiane était une possession française. Contrairement aux voisins anglais, les propriétaires suivaient le Code noir, adopté par Louis XIV : au nom du catholicisme, il leur était interdit de faire travailler les esclaves le dimanche. Après la messe, ces derniers se retrouvaient donc sur Congo Square pour chanter ensemble, jouer de la musique, créant ainsi une contre-culture. Au début du XIXe siècle, le quartier situé autour du jardin de Congo Square est devenu le Faubourg Tremé, du nom d’un entrepreneur qui loua des appartements à une clientèle diverse, incluant pour la première fois des « libres de couleur », c’est-à-dire des esclaves ayant acheté leur liberté. Tremé fut le lieu de naissance des negro spirituals, ces chants religieux a capella, ancêtres du gospel. Ces rendez-vous dominicaux vont tracer les esquisses d’un esprit de communauté. A partir des années 1800, les Social Aid and Pleasure Clubs se développent dans les quartiers noirs. Ces associations d’entraide pallient encore aujourd’hui les manquements de l’Etat en matière de politique sociale.

Les membres du groupe activiste Take 'Em Down NOLA posent pour leur photographe devant la statue de l'ancien president Andrew Jackson dans le centre de la Nouvelle Orleans ©Juliette Robert

Les membres du groupe activiste Take ‘Em Down NOLA posent pour leur photographe devant la statue de l’ancien president Andrew Jackson dans le centre de la Nouvelle Orleans ©Juliette Robert


 

FACE À LA CATHÉDRALE SAINT-LOUIS, en plein coeur du Vieux Carré, les touristes tentent de négocier les prix des promenades à cheval, font la queue pour les beignets à la chicorée, écoutent les morceaux des fanfares de rue. Tout cela sous les yeux de bronze du président Andrew Jackson, dont la statue équestre domine la place. Le septième président des Etats-Unis était un partisan de l’esclavage et de la déportation des Amérindiens. Et sa présence fait grincer quelques dents. Ce jour de novembre, une dizaine de personnes protestent, en habits de deuil, brandissant des cordes de pendus. Ce sont les membres du mouvement Take’ Em Down NOLA (littéralement « Démontons-les, Nouvelle-Orléans »), qui travaille à déboulonner ou débaptiser les monuments célébrant la « suprématie blanche » en Louisiane. Ils sont bien déterminés à se débarrasser de la statue d’Andrew Jackson. « Nous avons commencé par brûler des drapeaux confédérés » (la Confédération réunissait au XIXe siècle les Etats du Sud favorables à l’esclavage, NDLR), nous explique l’un des porteparole, Michael « Quess » Moore. Une initiative menée en parallèle du mouvement Black Lives Matter, lancé aux Etats-Unis pour dénoncer le racisme et les violences policières. En mai 2017, les militants ont remporté une victoire : la municipalité a fini par retirer d’un grand carrefour la statue du général sudiste et pro-esclavage Robert Edward Lee. « Cette ville n’a de cesse de nous rappeler notre condition de descendants d’esclaves », souligne le jeune homme. L’un de ses camarades ajoute : « C’est comme marcher à Auschwitz. » Ainsi, la prison d’Etat de Louisiane est bâtie sur une ancienne plantation. Le pénitencier est surnommé « Angola », en référence au pays d’origine des esclaves qui y travaillaient. En février 2017, les hommes noirs âgés de 15 à 84 ans représentaient 81% des personnes détenues dans les prisons de la ville.

A la Whitney Plantation, un mémorial rend hommage aux esclaves de la rébellion de 1811. ©Juliette Robert/Haytham

A la Whitney Plantation, un mémorial rend hommage aux esclaves de la rébellion de 1811. ©Juliette Robert/Haytham


 

IL Y A MOINS DE DEUX SIÈCLES, les rives du Mississippi étaient divisées en myriades de riches plantations de riz, de gombo, de canne à sucre. Aujourd’hui, celles-ci se visitent comme des musées qui mettent en avant le point de vue des Blancs, façon Autant en emporte le vent, occultant en grande partie le sort des esclaves. Mais depuis 2015, dans la petite ville de Wallace, à environ 75 kilomètres de La Nouvelle-Orléans, la Whitney Plantation, propose un discours différent. Financé par un riche avocat blanc de la région, John Cumming, ce musée privé raconte l’histoire du point de vue des esclaves. Ici, pas de dorures : on se souvient d’abord de ceux qui y vécurent et y moururent enchaînés. Rien n’est édulcoré : les tortures sont décrites sans ambages, les authentiques cases reçoivent les visiteurs sous un soleil écrasant, des monuments aux morts égrainent des prénoms privés de nom de famille. Chacun se voit remettre l’identité d’un enfant esclave, dont la parole a été enregistrée à sa libération (lire encadré). La guide Cheryl Gaudet commence toujours sa visite de la même façon : « Mon père a grandi dans une plantation de Wallace, ma mère de l’autre côté, à la Johnson plantation. C’est vous dire que je suis concernée par ce que je vais vous raconter ! »
Le 8 janvier 1811, c’est non loin de la Whitney Plantation qu’éclata l’une des plus grandes rébellions d’esclaves de l’histoire. Dans cette région à l’ouest de la ville, la côte des Allemands, les Noirs étaient cinq fois plus nombreux que les Blancs. La révolte débuta dans la propriété de Manuel Andry, où une poignée d’enchaînés parvinrent à se libérer et à prendre possession de la plantation. La bande s’enrichit alors d’autres fuyards, jusqu’à atteindre plusieurs centaines d’individus. Leur objectif : marcher sur La Nouvelle-Orléans. Le mouvement fut maté dans le sang par l’armée américaine. Seize rebelles furent exécutés. Leurs têtes, fichées sur des pics, furent laissées à pourrir le long du fleuve. Obligation pour chaque esclave des alentours – homme, femme ou enfant –, de les observer une à une. Ces souvenirs attisent toujours la colère des descendants des esclaves. « Quand je mourrai, je ne veux pas que mes cendres touchent le sol de cette terre maudite », explique Malik Rahim, 70 ans. Cet ancien activiste des Black Panthers ne croit pas en la rédemption de sa ville : « Ils ont beau se débarrasser de leurs statues confédérées, il nous a fallu le demander pendant trente-cinq ans. L’Amérique est raciste et le sera toujours. »

MALGRÉ CES STIGMATES, La Nouvelle-Orléans fait la fête. La mairie a décidé de mettre les bouchées doubles pour célébrer le tricentenaire d’« une ville unique, l’une des plus diverses du monde ». Concerts, portes ouvertes, conférences et feux d’artifice sont au programme. « Durant les 300 dernières années, la cité portuaire a reçu des gens du monde entier, en quête d’une autre vie et de nouvelles perspectives », explique le site internet de l’événement. Il y est question des Français et des Espagnols du XVIIIe siècle, des immigrants italiens, irlandais, allemands, grecs et vietnamiens. Les Noirs sont également évoqués : « Tout au long de son histoire, les Afro-Américains, anciennement réduits en esclavage, et les libres de couleur ont inf luencé la culture et l’économie de La Nouvelle-Orléans ». C’est tout. A ceux qui représentent 60% de sa population, la ville ne consacre que deux lignes.

Des archives numérisées pour retrouver ses ancêtres esclaves

En 1984, la professeure Gwendolyn Midlo Hall tombe sur des archives oubliées dans un bâtiment public à Pointe-Coupée, au nord de Bâton-Rouge. D’anciens listings de ventes d’esclaves, déportés en Louisiane aux
XVIIIe et XIXe siècles. Pendant quinze ans, l’historienne a fouillé, allant jusqu’en France et en Espagne, pour retrouver les noms des personnes, leurs origines, leurs genres, leurs maladies, leurs ethnies et le prix qu’on leur a attribué. Ses recherches ont ensuite été numérisées afin de permettre aux descendants de retrouver leurs ancêtres. Une initiative salutaire qui en rappelle d’autres, comme le site slavevoyages.org, qui répertorie tous les trajets de négriers de 1514 à 1866, ou bien la collection nationale des voix d’esclaves mise à disposition par la bibliothèque du Congrès (www.loc.gov/audio/?q=slaves).