Haïti : Le jour le plus long
30 décembre 2010 | Leila Minano dans International
De mémoire d’observateur international, jamais élection ne s’est déroulée dans un tel chaos. Dans un déni des faits inacceptable, le Conseil électoral provisoire se réjouit du développement du scrutin.
5H58, au camp Caradeux. Le jour se lève sur les milliers de tentes et de cabanes qui s’étalent à perte de vue. Ici, au nord de Port-au-Prince, dans un gigantesque campement, vivent 70 000 déplacés du séisme. En ce jour d’élections, le site, comme tous les autres camps, est classé « zone rouge » et placé sous haute surveillance de l’ONU. Dix soldats des forces spéciales jordaniennes, fusils à pompe et gilets pare-balles, surveillent perchés sur leurs pick-ups, les sinistrés qui s’éveillent. Dans deux minutes, les minuscules cabanes en bois qui font office de bureaux de vote, ouvriront leurs portes. A ce moment là, ici, comme ailleurs, tout le monde croit qu’il va voter pour élire le futur président d’Haïti, 99 parlementaires et 11 sénateurs. Mais à 6h15, le camp s’éveille à peine et il n’y a pas un électeur à l’horizon. De toute façon,… les urnes et les bulletins de vote ne sont pas arrivés. «Il faut déplacer les bureaux de vote ailleurs», décide, inquiet, le commandant canadien de l’ONU. A 7h00, Caradeux n’a donc plus de bureaux de vote. Un quart d’heure après, nouveau coup de théâtre : le matériel est finalement dans la cabane. « Mais personne ne l’avait vu », explique le commandant canadien. Et de poursuivre, gêné : «Mais on ne peut commencer, le superviseur n’est pas arrivé». Les soldats jordaniens, les policiers internationaux et nationaux, tout le monde est sur le pied de guerre pour sécuriser un scrutin… qui n’a pas lieu.
« Elections-magouilles ! »
Il est 8 heures et la scène commence sérieusement à tourner comique. Une demi-heure plus tard, au pied levé, un nouveau superviseur est nommé. « Il n’est pas formé, mais nous avons dû prendre une mesure conjoncturelle », justifie un policier américain de l’ONU. A 9h00, trois heures après le début supposé du vote, pas l’ombre d’un bulletin dans l’urne. Patients les deux premières heures, les électeurs qui ont commencé à arriver, finissent par s’échauffer. A cause du manque de place dans les deux bureaux, certains représentants des partis en lice ne peuvent entrer pour contrôler le comptage des bulletins miraculés. Le ton monte encore, dans la file certains crient « élections-magouilles !», persuadés qu’il s’agit d’une stratégie du gouvernement en place pour les empêcher de voter. Depuis quelques heures déjà, les talkies-walkies des militaires crachent leur flot d’informations en provenance de toute la capitale : « Manifestation à Pétion-ville », « à l’Immaculée conception les votes sont bloqués». « C’est la merdre partout », commente tristement un policier argentin, accroché à sa radio. A 10 heures, le premier bureau de vote de Caradeux ouvre enfin. Pas le second, car la liste électorale a été « égarée ». Résultat : les habitants dont le nom commence de P à Z, ne pourront pas voter. «On n’y peut rien, s’excuse encore le commandant canadien. Nous on est juste là pour assurer la sécurité ». C’est vrai : les Jordaniens surveillent toujours.
Bureau de vote ravagé
11h00. Les rues de la capitale sont désertes ou presque. Les véhicules, hormis ceux des officiels et des journalistes, ont interdiction de circuler. Dans la voiture, Radio Métropole passent en boucle les directs de ses envoyés spéciaux aux quatre coins de l’île. « Des policiers ont tiré sur la foule dans le stade de Carrefour » (une ville a la sortie de la capitale), « Les bulletins de vote destinés à Jacmel, au Sud, ont été envoyés à Port-de-Paix, au Nord », « A Grande-Rivière les bureaux de vote pris d’assaut par les électeurs ont été fermés ». Au téléphone, le porte-parole de l’ONU, Vincenzo Pugliese affirme « oui, il y a quelques problèmes car les gens ne sont pas enregistrés, mais le vote suit son court». Au Carrefour de l’Aviation, un quartier de Port-au-Prince, à midi il n’a toujours pas commencé. Sur place, des centaines d’Haïtiens s’agglutinent dans un entrepôt désaffecté. Ça et là, des bureaux de vote, en fait des tables de fortune, ont été installés. Partout, les agents électoraux dépassés, grattent des procès-verbaux… sans prêter attention à qui vote, ni à ce qui entre dans les urnes. Ici, un jeune homme glisse subrepticement deux bulletins dans le réceptacle en plastique. Là, un vieil homme, ne peut se baisser jusqu’à l’isoloir, deux planches de cartons entrecroisées posées à même le sol, et coche donc son bulletin au vu de tous (voir photo). Un observateur suisse regarde la scène, désespéré. «J’ai fait le Nicaragua, El Salvador, plusieurs pays d’Afrique, mais je n’ai jamais vu ça nulle part», jure-t-il. La panique de l’observateur, ne semble pas gagner l’assistance qui vote tant bien que mal dans le chaos ambiant. Une pause de courte durée…
12 candidats sur 18 réclament l’annulation du scrutin
A 13h30, une heure après l’ouverture des bureaux de vote, un groupe d’une cinquantaine de manifestants pro-Martelly, un des favoris, fait irruption dans l’entrepôt. Les partisans renversent les urnes, déchirent les bulletins de votes et déclenchent un vent de panique qui fait fuir agents et électeurs. Trente secondes plus tard, le bureau est saccagé. Et puis, sans que l’on sache pourquoi ni comment, alors que les gens courent en tous sens, les policiers haïtiens et les manifestants commencent à échanger des tirs de pierre (cf :photo). Au même moment, lors d’une conférence de presse, 12 candidats sur les 18 dans la course pour la présidence d’Haïti, dénoncent une fraude massive… et réclament l’annulation du scrutin. Parmi eux, trois des quatre favoris : Mirlande Maningat, Michel Martelly et Charles-Henri Backer. Un seul garde le silence, le candidat du parti au pouvoir, Jude Célestin. Mais la conférence finit à peine, que des échos de manifestations parviennent aux oreillettes des policiers de l’ONU. Un cortège se dirigerait vers l’hôtel où se tient la conférence de presse. En effet, à quelques centaines de mètres dans le quartier chic de Pétion-ville, des centaines, très vite, des milliers de manifestants se dirigent vers l’hôtel. Hommes, femmes, enfants, brandissant des affiches à l’effigie de Michel Martelly, star de musique compas mieux connu sous son nom de scène « Sweet Mickey », rejoignent de toute part le cortège qui avance au pas de course dans les rues de la capitale. A leur tête un pick up blanc. Sur le toit du véhicule immaculé : Michel Martelly souriant entouré de Charles Henri Backer et… de Wycleaf Jean. Dans une ambiance de carnaval, les manifestants dansent et chantent au son des tubes et des slogans de « sweet-Mickey». Trois heures durant, le défilé s’étire dans les rues, attirant toujours plus de manifestants. Il est 16 heures, 17 heures, 18 heures, à intervalles irréguliers, les bureaux de votes de tout le pays ferment progressivement. Dans les endroits où cela est possible, quelques agents électoraux dépouillent à la lueur des bougies. A 20 heures, le Conseil Electoral Provisoire, l’autorité en charge de l’organisation des élections, finit par se prononcer sur la journée. Les hauts responsables haïtiens confirment qu’un jeune homme est mort dans le Sud du pays, que des « incidents » se sont produits sur 56 centres de vote sur 1500. Avant de conclure : « c’est une journée électorale bouclée et réussie ».