A Brooklyn, les ambulanciers du ghetto
15 novembre 2017 | David Breger dans Santé
Sirène hurlante, l’ambulance fonce dans la nuit sur les routes défoncées de Brooklyn. Nous sommes à Bedford Stuyvestant, Bedstuy. “Ici il se passe toujours quelque chose”, prévient John Shalov, 25 ans, au volant. Bedstuy a mauvaise réputation. Le quartier d’origine du rappeur Notorious Big a l’un des plus fort taux de criminalité de New York. La devise de ses habitants : “marche ou crève”.
L’oreille branchée à sa radio, calée sur la fréquence du 911, le service d’urgence de la police, John vient d’intercepter un appel : une femme paniquée car son bébé est fiévreux. L’ambulance s’engouffre dans une ruelle sombre, destination Marcy Projects, des barres d’immeubles délabrées qui s’étendent sur plusieurs blocks. Entrée prudente dans la cage d’escalier à la lumière défaillante. Par sécurité, le NYPD, la police de New York, est aussi sur les lieux. L’équipe pénètre dans le petit deux pièces de la famille, pose les questions d’usage, puis emmène le bébé et sa mère vers l’hôpital le plus proche. Un peu plus tôt ils sont venus en aide à un homme alcoolisé gisant sur le trottoir et une jeune femme heurtée par une voiture. La particularité de ces ambulanciers ? Ils sont tous volontaires.
Ils appartiennent au BSVAC, (Bedford Stuyvestant Volunteer Ambulance Corps), le premier service d’ambulances volontaire de Bedstuy, créé voici près de 30 ans. A l’époque, en 1988, James Robinson, surnommé Rocky est capitaine du FDNY (les pompiers de New York) et son quartier est gagné par une épidémie de crack. “La drogue et la violence étaient partout : tout le monde se tirait dessus pour un rien”, se souvient l’imposant capitaine à la voix lourde, 76 ans aujourd’hui. “Les ambulances ne voulaient pas venir et les gens attendaient près d’une heure à saigner à mort. Les politiques s’en foutaient : laissons les s’entretuer disaient-ils ”.
Dans un quartier en déshérence
Rocky a l’idée folle de monter son propre service d’urgences pour le quartier et sa communauté, essentiellement afro américaine. “Je me suis dit si je ne fais pas partie de la solution, je fais partie du problème”, explique Rocky. “Personne ne m’a pris au sérieux. Les premiers volontaires étaient d’anciens drogués ou des prostituées, des gens que j’ai sorti de la rue et qui avaient besoin d’une deuxième chance”. Avec sa petite équipe, sur son temps libre, il parcourt les rues au volant de sa vieille Ford, son matériel de premier secours dans le coffre. “On ressemblait aux ghostbusters avec des bonbonnes d’oxygène dans le dos et des trousses de soin à la main et on courrait en baskets vers les blessés, mais nous arrivions toujours avant les pompiers”, rigole-t-il. “ Tout le monde se moquait.. tous sauf ceux qu’on soignait”.
Les débuts du BSVAC sont difficiles : Rocky est aux prises avec les caïds du quartier qui voient d’un mauvais oeil son arrivée sur leur territoire. Il est menacé de mort et un jour retrouve son chien assassiné, mais il ne se laisse pas intimider et réquisitionne une maison squattée par des dealers pour y établir son QG. Et peu à peu, grâce à quelques donations et ses propres deniers (il a hypothéqué sa maison) ce service d’urgence improvisé fonctionne, s’équipe en ambulances et devient efficace. “Je suis très fier de ce qu’on a fait. Le temps de réponse moyen était de 30 minutes à Bedstuy et nous arrivions en 3 ou 4 minutes”, confie Rocky.
Former aux premiers soins et au métier d’ambulancier
Aujourd’hui, le BSVAC est une institution locale qui forme chaque année des centaines de volontaires comme John Shalov. Plusieurs milliers en trente ans, qui viennent apprendre les soins de premiers secours d’abord, la réanimation cardiaque, puis préparent le diplôme d’ambulancier : 190 heures de formation qui leur permettront de passer un examen d’État et trouver du travail. La formation coûte environ 500$, beaucoup moins que dans la majorité des institutions semblables et souvent, le BSVAC accorde des facilités de paiement aux plus nécessiteux.
Les ambulanciers sont formés à la prise en charge du patient physique et administrative ainsi qu’à l’administration des premiers soins et le transport. John est déjà diplômé mais depuis 5 mois il vient faire du volontariat à Bedstuy pour forger son expérience : “Ici, on cherche l’adrénaline, les blessures par balles ou les accidents. Si je n’étais pas dans ce quartier, je ne saurais pas quoi faire dans les situations sérieuses.”
« Ici tu ne sais jamais où quand et comment cela va se passer : il faut juste être prêt ! »
Bedstuy s’est amélioré, gentrifié en partie, mais la violence reste fréquente. Shamika Wright, 30 ans, adjointe et enseignante au sein du BSVAC se rappelle d’une altercation violente : une dispute qui a dégénéré juste à côté de la “base” (le local du BSVAC), “Je venais juste d’arriver et je n’ai même pas eu le temps d’enfiler mon uniforme que je devais gérer deux blessés par balles. Ici tu ne sais jamais où quand et comment cela va se passer : il faut juste être prêt ! “. Un de ses collègues a un jour récupéré un blessé par balles, “avant que le tireur ne revienne vers l’ambulance pour “finir le travail”. Une expérience traumatisante. Shamika se déplace aussi régulièrement dans les collectivités pour enseigner les premiers secours : “Cela sauve littéralement des vies ! Récemment une petite fille de 7 ans est morte en s’étouffant dans une école et aucun membre de l’encadrement ou de la sécurité, n’a su quoi faire.”
Avec le BSVAC, Rocky veut donner une seconde chances aux jeunes d’un quartier frappé par la violence et le chômage. Isha Middleton, 37 ans a grandi a Bedstuy : “Je ne dirais pas que c’était un quartier dur car c’est tout ce qu’on connaissait. La drogue et le crime : c’était juste normal pour nous. J’ai traîné avec les mauvaises personnes et j’ai fait de la prison pour vol ”, reconnaît-il. Quand Rocky lui donne sa chance, il vient de perdre son emploi d’aide soignant suite à la fermeture de l’hôpital.
Il ne regrette pas d’avoir poursuivi dans le domaine médical car aujourd’hui il est entré comme ambulancier au service des pompiers newyorkais, une place prestigieuse et recherchée. “Avec mon dossier et mon casier judiciaire j’aurais dû être rejeté, mais quand l’examinateur a vu que je venais de Bedstuy, les portes se sont ouvertes, c’était incroyable”. Le travail de Rocky et de ses volontaires est reconnu localement et nationalement même comme en témoignent les nombreux diplômes et distinctions qui ornent le local.
Rocky, tient ses volontaires d’une main de fer. Le commandant (son grade) aime à définir son organisation comme “paramilitaire” et entend éduquer par la discipline. Chaque session de formation commence par un prêche dans lequel, Rocky, tel un pasteur fait crier en coeur aux volontaires : “qu’est ce que nous sommes ? Une famille. Et quel est notre but ? sauver des vies”. L’uniforme est obligatoire de même que le respect des règles et de la hiérarchie au sein de l’organisation.
Rocky insiste pour que son équipe soit multiculturelle, à l’image de Brooklyn : des afro-américains, des juifs, des asiatiques, des latinos… tous se côtoient en bonne entente.
Parmi eux, il y a aussi une infirmière : Miss Larkin, originaire de Trinidad et Tobago. Lorsqu’elle rejoint l’association, en 1998, elle travaille en hôpital, du côté administratif (la gestion des mutuelles des patients), mais elle souhaite passer de l’autre côté. Ce qu’elle fera lorsque son hôpital, dans le Queens, ouvre un programme qui finance ses études d’infirmière. “Mon expérience avec le BSVAC m’a permis de me forger une expérience médicale sur le terrain, spécialement en trauma. Les ambulanciers sont aussi au contact quotidien des infirmiers lorsqu’ils leur “déposent” les patients à l’hôpital et leur transmettent le dossier. Cela m’a beaucoup aidé”, reconnaît-elle.
Avec eux, elle a même été jusqu’à Haïti. Juste après le tremblement de terre de 2010, les volontaires de Bedstuy se déplacent sur l’île pour venir en aide aux victimes.”On a passé 10 jours sur place en se relayant le soir et la nuit. Les conditions d’accueil des patients étaient minimales : les hôpitaux n’avaient pas les ressources nécessaires, mais c’était une expérience incroyable”, se souvient-elle avec émotion. Aujourd’hui, son diplôme en poche, elle officie en soins préopératoires, mais aimerait intégrer les urgences, car “c’est ce à quoi m’amène mon expérience à Bedstuy”, mais pour le moment il n’y a pas de place dans le service.
Rocky lui, à 77 ans,après avoir subi une greffe de rein, ne monte plus dans l’ambulance, mais il vit jour et nuit pour ses volontaires. “Je suis accroc au sauvetage de vies”, ironise-t-il en confiant que même le soir lorsqu’il est rentré chez lui, la radio des services d’urgences reste allumée en permanence. Le BSVAC survit grâce aux dons, aux subventions publiques ainsi qu’à la part prise en charge par les assurances santé lorsque le patient y a souscrit (compte tenu de leur coût, c’est rarement le cas dans ce quartier pauvre). Mais cela est à peine suffisant pour maintenir l’association à flot et cette année seule une des trois ambulances du BSVAC roule faute de budget pour payer l’essence et l’assurance. Rocky continue de mettre la main à la poche pour régler les factures. Il en est sur, il continuera jusqu’à sa mort, mais la relève est assurée, sur les dix-neuf enfants qu’il a eu trois l’aident quotidiennement à Bedstuy et sont prêts à continuer son oeuvre.